02 novembre, 2010

L’Espagne n’arrive toujours pas à se réconcilier avec sa mémoire

Alors que le pape doit se rendre en Espagne les 6 et 7 novembre, enquête sur la situation paradoxale d’un pays où subsistent des antagonismes historiques profonds


Manifestation, à Madrid en mai 2010, de soutien au juge Garzón, suspendu après avoir voulu enquêter sur les auteurs des crimes franquistes. (Pedro Armestre/AFP)

Près de quarante ans après la fin du franquisme, tout ce qui touche de près ou de loin à cette période et à la guerre civile (1935-1939) attise toujours les passions, fait gonfler la polémique et envenime les relations politiques en Espagne. Certaines voix, à gauche, estiment que l’impunité a été trop vite accordée après le franquisme.

Ainsi, quand le célèbre juge Baltasar Garzón a lancé en 2008 une enquête sur les disparus des fosses communes de la guerre civile, il s’est retrouvé suspendu de ses fonctions en mai dernier. Il est en passe d’être jugé d’ici quelques mois, au Tribunal suprême, pour « prévarication ».

Autre exemple récent de ce passé qui ne passe pas, le gouvernement espagnol vient d’être sollicité par la justice argentine pour savoir si les crimes commis durant la guerre civile et la dictature franquiste ont été jugés par l’Espagne ou s’ils font l’objet d’enquêtes.

La juge argentine Maria Romilda Servini de Cubria a envoyé le 14 octobre, par voie diplomatique, cette requête aux autorités espagnoles. L’Argentine donnait ainsi suite aux plaintes déposées par plusieurs associations de familles de victimes.

"Il n’y a pas eu de mémoire officielle"

La loi sur la Mémoire historique, votée en octobre 2007 par le Congrès des députés, sous le gouvernement socialiste, n’aura pas calmé le débat ni permis à l’Espagne de tirer un trait sur cette longue période dure et cruelle.

Pourtant, selon Fernando Vallespin, professeur de sciences politiques à l’université autonome de Madrid, « c’est un mensonge de dire qu’il y a eu oubli. C’est précisément parce que l’on se souvenait de ce qui s’était passé qu’il fallait tourner la page. Certes, il n’y a pas eu de mémoire officielle, mais une mémoire des Espagnols à travers le cinéma, la littérature, dès la fin du franquisme ».

Une analyse qu’approuve le professeur d’histoire sociale et de pensée politique Santos Juliá, qui souligne qu’on ne compte plus les conférences, débats, congrès, séries télévisées sur la guerre civile et le franquisme.

« En ce sens, cette période est digérée. Mais si l’on se met à regarder en arrière, comme maintenant, avec autant d’intensité, les mémoires sont nécessairement conflictuelles. Il y a eu trop de morts, d’un côté comme de l’autre, et les mémoires tendent à honorer les uns et à rendre invisibles les autres. »

L’enquête sur les possibles auteurs des crimes suscite polémique

Tous les historiens insistent sur ce point : une guerre civile, des plus cruelles en Espagne, tend forcément à exacerber les souvenirs. « Le conflit politique fut si intense qu’il semble se transmettre de génération en génération », lance Alberto Reig Tapia, professeur de sciences politiques à l’université Rovira i Virgili.

Dans l’enquête de Baltasar Garzón, ce n’est pas la recherche des disparus des fosses communes qui a déclenché la polémique mais bien l’enquête sur les possibles auteurs des crimes et des responsables franquistes.

« J’ai un immense respect pour ceux qui recherchent leurs proches et je peux comprendre qu’ils se soient sentis abandonnés, lance Javier Zarzalejos, directeur du département de la constitution et des institutions à la Fondation Faes, le think tank du Parti populaire (droite). L’immense majorité du pays est réconciliée avec le passé et la Transition, et l’extrême droite est résiduelle ».

Mais lorsque certains espèrent que la recherche des fosses communes sera seulement un processus de deuil, limité au cadre privé des familles, d’autres réclament des jugements, dans une démarche politique, susceptible de raviver les antagonismes historiques.

La question du pardon revient donc plus que jamais

D’où la crainte que le rappel des divisions espagnoles ne soit qu’une bataille politique de circonstance. « La mémoire historique est une munition qui permet d’aiguiser la gauche et la droite, de mobiliser une partie de la gauche qui ne l’était pas », assure le politologue Fernando Vallespin.

En revanche, pour Jordi Ibañez Fanés, professeur de philosophie à l’Université de Pompeu Fabra, il manque un geste symbolique, un geste central de l’état, pour apporter un début de réponse. « Le roi pourrait faire ce geste », analyse-t-il.

La question du pardon revient donc plus que jamais. « Le problème de fond est que les deux mémoires ne s’acceptent pas. Mais notons que celle des vainqueurs de la guerre civile a été réparée durant 40 ans de franquisme », estime Alberto Reig Tapia.

« La Transition nous a permis d’accepter l’autre comme adversaire et non comme ennemi, remarque Javier Zarzalejos. Il est très difficile de trouver une histoire unique. Pour moi, ce qui est important, c’est cette mémoire morale qui consiste à dire que cette guerre civile fut une barbarie ».

"Juger le franquisme comme un tout reste complexe pour la droite"

« Ce qui ne se comprend pas, à l’étranger, finalement, est que l’on ne juge pas le franquisme. Nous avons eu 40 ans de franquisme et juger cela est presque impossible, estime Fernando Vallespin. La droite est gênée ; elle rejette, évidemment, la partie fasciste du franquisme mais sociologiquement, une certaine vision de l’Espagne et l’héritage du catholicisme restent. Du coup juger le franquisme comme un tout reste complexe pour la droite ».

Jordi Ibañez Fanés apporte une réponse. « Une bonne partie de la société espagnole s’est accommodée » du régime franquiste, surtout à partir de sa phase de développement économique, et le passage à la démocratie ne s’est pas passé comme « l’avait attendu l’opposition ».

Selon le philosophe, « cette continuité, que l’on oublie souvent, a pesé comme une pierre à l’heure de réfléchir sur le pardon et l’oubli ».
Valérie DEMON (à Madrid) la-croix

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