20 janvier, 2011

Si la Côte d’Ivoire n’est pas la Tunisie, la motivation du clan Gbagbo est la même que celle du clan Ben Ali...

Il a fallu quelques semaines pour abattre Zine el-Abidine Ben Ali, que tout le monde aujourd’hui considère comme un « dictateur ». Il faudra plus longtemps (et rien n’est gagné) pour abattre son régime politico-affairiste que tout le monde considère aujourd’hui comme une « dictature » (cf. LDD Spécial Week-End 0471/Samedi 15-dimanche 16 janvier 2011).

Dans quelques années, on nous expliquera que Ben Ali a pu perdurer au pouvoir parce que tout cela arrangeait le monde « occidental ». A commencer par les Etats-Unis et les pays de l’Union européenne ; dont la France qui rêvait de fonder avec cette « dictature » (parmi d’autres) une Union pour la Méditerranée (UPM) qui - pour reprendre les mots du président Abdoulaye Wade - aurait été une « barrière isolant l’Europe de l’Afrique au Sud du Sahara », autrement dit l’Europe des Africains. On nous expliquera aussi que si Ben Ali a été dégagé en touche, c’est qu’il devenait ingérable et un handicap plutôt qu’un atout. Pour le monde « occidental » s’entend. Washington l’avait compris depuis un certain temps déjà ; Paris, où la gauche comme la droite ont toujours été en proximité avec le régime tunisien, a encore du mal à le comprendre.

La complaisance à l’égard de Ben Ali n’a d’égale que la complaisance passée à l’égard de Gbagbo. Et je m’étonne chaque jour que les commentateurs découvrent que « le président sortant mais pas sorti de Côte d’Ivoire » (selon la formule dont raffole désormais Le Canard enchaîné qui, n’aimant pas beaucoup Alassane Ouattara - étiqueté FMI -, ne s’est pas précipité pour dire ce qu’il fallait dire de Gbagbo) ne soit pas l’homme que l’on nous décrivait depuis une vingtaine d’années. Si vous n’aimez pas Gbagbo 2011, vous n’avez pas pu aimer, non plus, Gbagbo 2000. C’est le même homme. Et c’est vrai, aussi, de Simone Gbagbo dont la presse découvre subitement son instrumentalisation de la « fibre évangélique » (Libération du lundi 17 janvier 2011) alors que son livre « Paroles d’honneur. La Première Dame de Côte d’Ivoire parle… » était explicite. J’écrivais alors : « Plus de 500 pages. Je ferme ce livre avec un certain effroi. Voilà donc la vision qui est celle de la « Première dame de Côte d’Ivoire ». Quand on sait quel est son impact sur la vie politique de son pays, on ne peut que se faire du souci » (cf. LDD Côte d’Ivoire 0210/Jeudi 15 mars 2007).

Jean Chatain, dans L’Humanité (31 mars 2007), voulait pourtant nous convaincre que « le langage utilisé par la « première dame de Côte d’Ivoire » n’est aucunement celui de la haine ethniste qui lui est prêtée par nombre de médias français : il s’apparente à un appel aux Ivoiriens non à nier leur diversité, mais à en faire un outil d’enrichissement de leur société en cours de construction depuis l’indépendance ». « Démagogie nationaliste, diplomatie africaine [la caractérisation « africaine » doit être, dans l’esprit de l’auteur, méprisante sans doute], rouerie médiatique, terreur policière ». C’est ainsi que Renaud Girard, dans Le Figaro (mardi 18 janvier 2011), caractérise aujourd’hui le « nouveau cocktail tropical » (pourquoi pas… italien, Berlusconi vaut bien Gbagbo ?) que nous propose Gbagbo. On est bien loin de l’image de « l’opposant historique au président Houphouët-Boigny » que nous en proposait le même journal (et tous les autres) récemment encore.

Ceux qui ont raté le coche tunisien, entendent ne pas rater le coche ivoirien. Et s’impatientent de voir Gbagbo viré à « coups de pied au cul ». Sauf qu’ils oublient que c’est déjà fait : Gbagbo, malgré ses certitudes pré-électorales (confortées par Euro RSCG, filiale de Havas/Bolloré), a perdu la présidentielle à laquelle, pendant cinq ans, il s’était refusé de participer après avoir été « élu » en 2000 lors d’une confrontation d’où les grands leaders avaient été exclus. Il ne faut pas s’y tromper. Or, trop de monde s’y trompe. Parce que derrière « l’affaire Gbagbo » il y a des enjeux politiques, diplomatiques, financiers et que personne n’ose dire les choses telles qu’elles sont. Ce n’est plus vrai.

Dans Le Monde daté du mercredi 19 janvier 2011, une quarantaine d’africanistes, universitaires et chercheurs, ont collectivement signé un texte essentiel. Des personnalités d’exception. Ils sont Français (EHESS, IRD, CIRAD, CNRS), Allemands, Américains, Belges, Béninois, Britanniques, Camerounais, Canadiens, Congolais, Sénégalais… Des grands noms des études africaines : Jean-Loup Anselle, Georges Balandier, Jean-François Bayart, Jean-Pierre Dozon, Elikia M’Bokolo, Achille Mbembe, Emmanuel Terray, Claudine et Laurent Vidal… Ils disent de la Côte d’Ivoire de Gbagbo ce qu’il faut dire :
- « Le souci d’une analyse rigoureuse nous conduits à reconnaître qu’il n’y a pas, en Côte d’Ivoire, de haine atavique entre prétendus groupes ethniques ennemis, ni même entre autochtones et allogènes, entre sudistes et nordistes, encore moins entre chrétiens et musulmans […] La Côte d’Ivoire reste une terre où le métissage est ancien. C’est un melting pot transethnique, cosmopolite et pluriconfessionnel ».
- « A l’échelle nationale, les partisans de Laurent Gbagbo sont une minorité tonitruante et agissante, monopolisant les médias d’Etat désormais caporalisés, mais il ne faut pas en surestimer le poids démographique »
- « Des arguments sont utilisés par Laurent Gbagbo : la défense de la souveraineté nationale ou le risque de voir le pays tomber sous la coupe de l’étranger. C’est une rhétorique de diversion. Quoi qu’il dise, le régime Gbagbo est loin d’avoir tourné le dos à cet « étranger prédateur » qu’il prétend condamner, sans parler de son recours à des mercenaires libériens ».
- « Le régime Gbagbo a une conception ethnocentriste : seuls les membres issus de groupes ethniques originaires du Sud ivoirien ont droit au chapitre pour être leur chef […] A l’autre bord prévaut une conception républicaine de la citoyenneté fondée sur le droit du sol et l’égalité de tous les Ivoiriens, à distance du droit divin dont se réclame Laurent Gbagbo ».

C’est la conclusion qui vaut d’être prise en compte dès lors qu’elle explique que ce qui se passe en Tunisie ne saurait être comparable à ce qui se passe en Côte d’Ivoire : « L’idéologie n’est sans doute pas le facteur-clé pour comprendre la crise actuelle. Le clan Gbagbo lutte aujourd’hui d’abord et avant tout pour le pouvoir, pour conserver le pouvoir, pour la jouissance même du pouvoir, avec tous les avantages matériels associés. Comment des civils ivoiriens pourraient-ils s’exprimer librement et manifester quand des bras armés du régime sortant réservent d’impitoyables représailles à ceux qui s’opposent ouvertement ou sont seulement soupçonnés d’avoir mal voté ? ».

Pour que tout le monde comprenne la vraie nature du régime Gbagbo, le « collectif » souligne que « les collègues résidant en Côte d’Ivoire ou ayant de la famille là-bas n’ont pas été sollicités pour d’évidentes raisons de sécurité ». Qui pourra dire n’être pas informé ? Qui pourra évoquer une propagande « étrangère » ?

Au-delà du caractère « caricatural » que la presse française tend à donner de ce qui se passe à Abidjan (« La première dame ivoirienne, Simone Gbagbo, danse devant les militants, lors d’un meeting de soutien à son mari », le « nouveau cocktail tropical »…), il faut retenir que la seule motivation de Gbagbo c’est le pouvoir pour ses avantages matériels et que ce n’est que par la force qu’il cédera un pouvoir que le peuple ivoirien lui a retiré par les urnes. Reste à savoir par quelles voies et moyens il faut y parvenir. Et dire, d’emblée, à ses alliés d’aujourd’hui qu’ils seront, en Côte d’Ivoire, les grands perdants de demain.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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