C'est une proposition doublée d’un paradoxe. La proposition est médicale tandis que le paradoxe est directement destiné à la brillante rhétorique des jésuites: les religieuses catholiques doivent-elles pouvoir bénéficier de pilules oestro-progestatives pour des raisons non pas contraceptives mais médicales?
L’initiative revient à un couple de spécialistes australiens, le Dr Kara Britt et le Pr Roger Short. Ils exercent respectivement à la Monash University et à l’University of Melbourne et signent leur dérangeant argumentaire dans les colonnes de l’hebdomadaire britannique The Lancet qui l’a mis en ligne le 8 décembre. Résumé du raisonnement:
- 1. Comme toutes les femmes n’ayant jamais accouché (femmes nullipares), les religieuses catholiques ayant fait vœu de chasteté sont exposées à un risque plus élevé que la moyenne d’être atteintes de certains cancers (ceux du sein, des ovaires et du corps –et non du col– de l’utérus ou endomètre).
- 2. L’usage qui a pu être fait depuis près d’un demi-siècle des contraceptifs hormonaux a permis de démontrer l’existence d’un effet protecteur de la pilule contre certains processus cancéreux, ovariens et utérins notamment.
- 3. Il est dès lors légitime, soutiennent les auteurs dans le Lancet, de proposer aux religieuses catholiques de bénéficier des propriétés protectrices anticancéreuses (et non contraceptives) des spécialités pharmaceutiques hormonales.
Ce phénomène devait bien plus tard être statistiquement confirmé outre-Atlantique: en 1969, une équipe publiait dans la revue officielle américaine du cancer une analyse statistique des causes de décès de 31.658 religieuses catholiques survenus entre 1900 et 1954.
Des bienfaits de la pilule
Ces chercheurs concluaient alors à une augmentation statistiquement significative chez ces femmes des morts prématurées dues à des cancers du sein, ou de l’utérus.
En
1970, une autre équipe expliquait dans le bulletin de l’Organisation
mondiale de la santé avoir pour la première fois pu établir
une corrélation entre la fréquence de ces cancers et le fait que les
femmes avaient ou non eu des enfants: tout se passait comme si la
gestation avait, ici, un effet protecteur.
Plus
précisément, la protection induite par les gestations semblait d’autant
plus marquée la femme avait eu plusieurs enfants,
qu’elle les avait eus alors qu’elle était jeune et qu’elle les avait
allaités. Ces éléments protecteurs ont, depuis, pu être confirmés pour
le risque de cancers de l’ovaire et de
l’endomètre.
Comment
comprendre? Les femmes nullipares ont un nombre de cycles ovulatoires
plus élevé que les autres du fait de l’absence, chez
elles, des périodes de grossesse et d’allaitement; or il semble
acquis que le risque de cancer augmente avec le nombre de ces cycles.
Différentes études épidémiologiques publiées notamment en 1988 et en 1990 l’ont établi pour ce qui est du cancer du sein.
Il en
est de même pour les femmes ayant eu précocement (avant l’âge de 12
ans) leurs premières règles. Et ce risque augmente (de 17%
tous les cinq ans) avec l’apparition tardive de la ménopause tandis
que l’ablation bilatérale des ovaires avant 40 ans est associée à une
réduction de ce risque.
Cycles et risques
En
1994, un modèle mathématique a été élaboré établissant un pronostic
quant au risque d’apparition de ces différents cancers à
partir de différents paramètres (âges des premières règles et de la
ménopause, recours ou non à des contraceptifs hormonaux oraux) reflétant
le nombre des cycles ovariens de la femme lors de sa
période reproductive. Puis, récemment, deux larges études
épidémiologiques dont les résultats ont été publiés en 2010 dans le
British Medical Journal et dans la revue Contraception. Elles
montrent de manière statistiquement parlante que la prise d’une
contraception orale n’augmentait pas le risque de cancer du sein et
réduisait (de 50% à 60%) ceux de l’ovaire et de
l’utérus.
La
protection ainsi conférée persiste durant une période de vingt ans. Le
taux global de mortalité est d’autre part inférieur de 12%
chez les femmes étant sous contraception hormonale par rapport à
celles qui ne l’étaient pas.
Il faut en outre, dans ce contexte, tenir compte de l’évolution, en cinquante ans, des procédés pharmacologiques permettant aux
femmes de disposer d’une contraception hormonale oestro-progestative.
Cette
évolution est caractérisée par la disparition quasi-totale des cycles
menstruels durant de longues périodes, ce qui augmente
le caractère protecteur «anticancéreux» de ces contraceptifs. Pour
autant, il ne doit pas faire oublier d’autres risques, au premier rang
desquels certains accidents vasculaires veineux
(thromboemboliques) qui interdisent des utilisations systématiques
sans examens médicaux préalables.
Et
c’est ainsi que l’on en vient à la question qui peut troubler, déranger
ou fâcher: pourquoi ne pas faire bénéficier de cette
protection des femmes qui sont, plus que d’autres, exposées à des
cancers touchant des organes de la sphère génitale et reproductrice?
Cela est-il compatible avec la règle catholique
Le Dr Britt et le Pr Short rappellent que l’Eglise catholique condamne toute forme de contraception dans l’espèce humaine, à
l’exception notable de l’abstinence ainsi, dans certains cas, que des méthodes «naturelles».
Ils soulignent d’autre part que cette condamnation est parfaitement explicite depuis les propos tenus par Paul VI dans sa lettre
encyclique Humanae Vitae «sur le mariage et la régulation des
naissances».
«Si
l'Eglise catholique permettait à ses religieuses d'obtenir la pilule
contraceptive gratuitement, elle réduirait les risques
de cancer des ovaires et de l'utérus, ces deux abominables fléaux
–et la détresse des religieuses recevrait enfin la reconnaissance
qu'elle mérite»,soulignent-ils.
La lettre encyclique de Paul VI a été promulguée en 1968, peu de temps après les premiers développements de la contraception
hormonale dans les pays industrialisés et alors que l’évolution démographique planétaire suscitait certaines inquiétudes.
Elle
devait faire l’objet de multiples et vives controverses au sein même de
l’Eglise, de nombreux responsables remettant en cause à
cette occasion le concept de l’infaillibilité papale.
Mais
les auteurs du Lancet observent aujourd’hui que le document pontifical
ne traitait pas –et pour cause– du cas particulier des
religieuses catholiques. Ils rappellent en outre l’existence d’un
passage particulier de ce document issu des préceptes de Pie XII
formulés en 1953:
«L'Eglise, en revanche, n'estime nullement illicite l'usage des moyens thérapeutiques vraiment nécessaires pour soigner des maladies de l'organisme, même si l'on prévoit qu'il en résultera un empêchement à la procréation, pourvu que cet empêchement ne soit pas, pour quelque motif que ce soit, directement voulu.»
Dont
acte. Pour les spécialistes australiens s’exprimant dans l’hebdomadaire
britannique rien ne s’oppose donc, en pratique, à ce
que des femmes qui ont consacré corps et âme leur vie à l’Eglise
puissent bénéficier d’une protection médicale qui a amplement fait ses
preuves.
Rien;
sauf à imaginer que la haute hiérarchie catholique interprète le risque
accru de cancers (et l’espérance de vie réduite qui en
résulte) chez des femmes ayant choisi de ne pas procréer comme une
forme parmi d’autres de châtiment divin. On attend désormais, à la
veille de la Noël, la lecture que fera le Vatican du
Lancet.
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