29 juillet, 2013

L’Europe comme elle va. Décadence ou épuisement ?

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Je suis tombée il y a peu sur une réflexion fort intéressante d’Eric Zemmour qui, à une échelle plus globale, illustre bien la gravité du dédoublement que subit en ce moment l’idée même d’Europe dans son contexte civilisationnel.

Le catholicisme, dit-il, « subit la conjonction de deux traditions : la laïcarde bouffeuse de curés des médias français, et la protestante anti papale des médias anglo-saxons, l’alliance improbable mais redoutable de Voltaire et de Luther. Avec sa structure pyramidale et son discours moralisant, l’église incarne tout ce qu’exècre un univers médiatique baignant dans la culture soixante huitarde antihiérarchique et libertaire. Les médias attendent toujours un pape : femme, noire, lesbienne, cocaïnomane ! Ils sont condamnés à être déçus ».
Les racines de cette déception, sans doute sont-elles à chercher dans l’irréductibilité de la substance culturelle qui abreuve l’Europe telle une sève inaltérable abreuverait un arbre millénaire jusqu’à ce que celui-ci ne soit achevé par le lierre qui l’étrangle. L’Europe est harcelée dans sa pensée depuis l’ère des Lumières, ces Lumières qui ont projeté l’ombre de Freud, puis de Sartre, puis de Foucault, puis des simulacres où l’œuvre originale disparaît au même titre que Dieu avait disparu exorcisé par Nietzsche.
L’homme est la mesure de toute chose, affirmait Protagoras, sophiste de renom dont les thèses sont décrites d’une manière détaillée dans Le Protagoras platonicien. Soit. Mais cette mesure anthropocentrique s’est vite transformée en son contraire avec, d’une part, la répudiation de la transcendance suivie du déclin des églises, de l’autre, par la perte totale de tout point de repère déontologique. Ces repères furent malicieusement remplacés par des notions-girouettes opportunistes et un culte pervers des états maladifs tels que la schizophrénie. La mesure s’est faite démesure ou hybris dans une connotation parfaitement aristotélicienne avec, pour effet direct, l’acquisition de l’absurde, du chaos, du vide. On aspire à construire un avenir fondé sur la laïcité, l’idée très floue des droits de l’homme, l’ouverture à l’altérité et, en même temps, on renie son identité, on renie tous les éléments constitutifs de cet héritage, obéissant aux impératifs pourtant stériles de 1968. Blaise Pascal n’avait peut-être pas la prescience d’un Nostradamus, mais lorsqu’il mettait en garde les générations à venir en les dissuadant de jouer les anges ou les bêtes, je crois qu’il voyait très juste. Le paradoxe veut aujourd’hui que nous jouions synchroniquement les anges et les bêtes, mêlant un humanisme souvent tatillon à l’instinct de destruction qui passe par l’instinct bestial, merci à M. Freud et aux grands théoriciens des nouvelles normes.
Ces faits relevés, il n’en demeure pas moins que le Pape – un des emblèmes du monde judéo-chrétien – ne sera jamais … femme, lesbienne et cocaïnomane. Noir, pourquoi pas, car il faut comprendre que la liste de Zemmour a été dressée par extension de sens. Pour son sexe, là encore, des questions se posent. En revanche, les quatre caractéristiques mises en rang ne seront jamais réunies, la Culture étant une réalité métaphysique dépassant toute expérience humaine. En ce sens, non, nous ne sommes pas la mesure de tout. En ce sens, il n’est pas en notre pouvoir d’enterrer l’Europe.
Ce que nous vivons aujourd’hui rappelle de loin les dernières années du stoïcisme tardif ou le stoïcisme impérial tardif représenté par l’Empereur Hadrien si brillamment décrit par Marguerite Yourcenar.
Il est temps de faite le bilan. Pour reprendre Hegel, chaque philosophie est conscience de son temps. De ce point de vue, le système réflexif de Jean-François Mattéi, philosophe français, professeur émérite à l’université de Nice-Sophia Antipolis, n’échappe pas à la règle. Il nous a très récemment rejoints sur les ondes de la Voix de la Russie pour exposer son point de vue sur le sort de la culture européenne à partir d’un livre publié en 2007 et intitulé « Le Regard vide, Essai sur l’épuisement de la culture européenne ». J’ai été frappée pour ma part par son mélange d’optimisme et de fatalisme.
Optimisme, parce que, primo, M. Mattéi s’appuie sur le principe de la palingenèse nietzschéenne fondée sur l’éternel retour de ce qui semblait voué à se dissoudre définitivement. Ce même principe anime le mouvement dialectique, sous-entendant un renouvellement constant de la synthèse. Secundo, on s’aperçoit que M. Mattéi distingue épuisement et décadence, avançant que la Culture européenne est tout bonnement fatiguée. Elle doit se reposer en redémarrant par la suite sur d’autres paradigmes.
Fatalisme, parce que M. Mattéi rejette la notion de civilisations plurielles, le terme de civilisation étant une invention récente. Il n’y a pas de civilisations différentes, donc, il n’y a rien à perdre sur ce plan-là. La Culture ou civilisation unitaire est le seul point de repère qui vaille la peine d’être défendu mais on peut alors se demander ce que représente une somme de cultures locales possédant un dénominateur commun. On peut alors se demander comment sauver une notion abstraite du déni, c’est-à-dire une Culture qui serait commune à tous. Mais Jean-François Mattéi jette un regard plus distant sur monde qui nous a engendrés et que nous aspirons à réinventer quitte à aller dans le mur.
LVdlR. Y aurait-il un choc civilisationnel entre l’univers judéo-chrétien et arabo-musulman ?
Jean-François Mattéi. C’est très difficile à dire parce que nous ne sommes qu’aux prémices de ce qui pourrait être, selon la formule de Samuel Huntington, un choc des civilisations. En réalité, la question est peut-être mal posée ou comprise par Huntington (ou ses adversaires) dans la mesure où ce qu’on appelle la civilisation est une invention strictement européenne (…). Le terme de civilisation avait été inventé par le marquis de Mirabeau, le père de l’homme politique connu de la Révolution française, le comte de Mirabeau qui habitait Aix-en-Provence (…). Dans l’un de ses ouvrages, le comte de Mirabeau fait remarquer que nous avons atteint le stade de civilisation. Par ce dernier terme il entend (…) un processus final au cœur duquel l’homme a fini par coïncider avec l’image qu’il se donne de lui-même ou, plus exactement, avec l’idée qu’il se donne de lui-même. Or, le terme de civilisation a été inventé par les Européens non pas seulement pour désigner la civilisation européenne au XVIIIème siècle, celle des Lumières, mais pour désigner tout résultat de culture qui débouche sur un homme nouveau qu’on appelle l’homme civilisépar rapport à l’autre type d’homme, l’homme barbare comme disaient les Grecs ou l’homme sauvage comme disaient les Latins (…). La civilisation pour les Européens – depuis le marquis de Mirabeau et même avant lui – est quelque chose d’universel. Même si cette notion a été inventée par une culture particulière, la culture de l’Europe, sa dimension civilisationnelle est omniprésente. Elle concerne toutes les races, tous les peuples. Elle est unique, unitaire et universelle. D’où la question, est-ce qu’il peut y avoir un choc des civilisations comme s’il y avait différentes civilisations ? Je ne crois pas qu’il y ait un choc, une rencontre ou une guerre entre des civilisations mais entre la civilisation et d’autres formes de culture qui ne sont pas arrivées au stade universel de la civilisation, comme peut-être, précisément, la culture arabo-musulmane qui a bien crée une civilisation autour des VIII-XIIème siècles après J.-C mais qui par la suite a décliné et n’est pas arrivée au stade universel de cette même civilisation. Celle-ci n’a aujourd’hui que deux possibilités : ou bien se mettre à l’école de la civilisation mondiale (…), ou bien créer un autre type de vie culturelle qui serait fondé sur la Charia (…).
LVdlR. Qu’entendez-vous par méta-culture ?
Jean-François Mattéi. J’entends par là, comme on entend par méta-mathématiques ou méta-langage dans d’autres domaines, un système de représentation intellectuel, à savoir une culture, qui englobe toutes les autres parce qu’elle les prend en compte (…), cela, comme le disait Bergson, contrairement aux cultures qui sont des sociétés fermées. A ma connaissance il n’y a eu qu’une seule culture qui s’est donné le titre de civilisation, c’est la culture européenne, parce qu’elle seule a pris en compte toutes les autres cultures. N’oubliez pas que l’anthropologie a été inventée au XIXème siècle, les premiers voyageurs et explorateurs remontent aux XV-XVIème siècles, et ce sont tous des Européens. Ces gens-là ont porté un regard critique sur les autres cultures pour essayer de les comprendre. Il y a une sorte d’avidité, de soif à laquelle est sujette la culture occidentale qui la pousse toujours vers quelque chose d’autre. C’est en vertu de cette tendance qu’elle devient une méta-culture, c’est-à-dire une culture qui non seulement a ses propres racines, ses propres modalités de fonctionnement, mais qui en plus a la capacité d’interroger les autres cultures, de les théoriser (cf. Lévi-Strauss) (…).

L’analyse assez subtile que nous a livrée M. Mattéi est extrêmement précieuse dans la mesure où il nous fait remonter à la genèse du grand mal. D’une part, il apparaît clairement que la civilisation occidentale perçue par le philosophe comme universalisable sinon universelle a fait trop de zèle en voulant absorber des cultures porteuses, si on veut, d’un autre code génétique. Ce qu’elle a fait, elle l’a fait en vertu de sa mégalomanie, croyant dissoudre des organismes soi-disant inférieurs. Or, ils ne sont ni inférieurs ni supérieurs. Ils sont différents. A force d’œuvrer dans le sens de l’absorption, elle s’est épuisée.
D’autre part, s’étant érigée en conquérante soi-disant civilisée des autres cultures, elle a piteusement perdu la sienne en essayant de démontrer qu’un chat n’est plus un chat ou que le Bien n’est plus le Bien.
Je ne partage pas la thèse de M. Mattéi selon laquelle la civilisation, conçue comme summum du développement culturel, soit forcément universalisable. En réalité, même si elle l’était, pourquoi estimer que, mettons, les malgaches ou les pakistanais en voudraient absolument ?
Il importe aujourd’hui de sauver ce qui reste de la civilisation judéo-chrétienne sans retomber dans l’erreur fatale du colonialisme culturel, sans épuiser une Europe qui ne veut pas du modèle décadent que lui imposent certaines élites.

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