26 mars, 2012

Nicolas Sarkozy Notre ami l'émir du Qatar

LE MONDE
Le président Nicolas Sarkozy reçoit l'émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa Al-Thani, le 1er septembre 2011 à l'Elysée.
Au début, ils étaient quatre : Benyamin Nétanyahou, Hamad Al-Thani, Mouammar Kadhafi et Bachar Al-Assad. En misant sur ces quatre hommes, complices affichés pour les deux premiers, partenaires à l'essai pour les deux derniers, Nicolas Sarkozy se faisait fort de dépoussiérer la sacro-sainte politique arabe de la France. Moins d'effusions et plus de résultats, moins de posture et plus de contrats : c'était la promesse du nouveau président.
Un quinquennat plus tard, le bilan est modeste. La connivence avec le premier ministre d'Israël s'est fracassée sur son refus d'avancer dans le processus de paix ; le retour en grâce du Guide libyen s'est arrêté au premier coup de feu tiré sur les rebelles de Benghazi ; quant au rapprochement avec le maître de Damas, il a sombré dans l'écrasement du soulèvement syrien.
Du Moyen-Orient, Nicolas Sarkozy n'aura donc ramené qu'un seul allié, mais pas le moindre : Hamad Ben Khalifa Al-Thani, l'émir du richissime Qatar, patron autoproclamé des révolutionnaires arabes et virtuose de l'interventionnisme politico-financier. Depuis 2007, le président de la France laïque et républicaine et le chef de cette micromonarchie wahhabite dansent un pas de deux improbable, dont la campagne de Libye, à laquelle le Qatar a prêté ses avions de chasse et ses forces spéciales, a été l'apothéose. La relation Paris-Doha, cocktail détonant de grand jeu diplomatique, de baroud militaire et de haute voltige financière, ponctuée d'accolades officielles et de coups de main discrets, ne laisse pas d'intriguer.
Dernier sujet d'étonnement en date : la montée du Qatar au capital de Lagardère. La part du Qatar Investment Authority (QIA), le fonds souverain de l'émirat, est passée en quelques mois de 7 % à près de 13 %. Et cette montée en puissance n'est pas terminée puisque les Qataris affirment que leur holding "pourrait augmenter sa participation". Mais pour quoi faire ? Pour conforter le pouvoir d'Arnaud Lagardère, par fidélité à son père, Jean-Luc, un intime de la famille régnante ? Pour s'engouffrer dans EADS, le fer de lance de l'aéronautique européenne, dont le groupe hexagonal détient 7,5 % ? Ou pour profiter, plus simplement, d'une valeur sûre du patrimoine industriel français, actuellement décotée ? Difficile de voir clair dans le jeu des Qataris, peu férus de communication. Aux Cassandre qui parlent d'une OPA de Doha sur l'économie tricolore, l'Elysée assure qu'il n'y a "aucun lien de dépendance"...
LA CONSTITUTION D'UN RÉSEAU
La première rencontre entre le président français et l'émir Al-Thani remonte au passage de Nicolas Sarkozy Place Beauvau. Ministre de l'intérieur, celui-ci songe déjà à la présidentielle et développe, avec son conseiller Claude Guéant, un réseau de contacts à l'étranger, au croisement de la politique, des milieux d'affaires et des services secrets. En décembre 2005, il est à Doha pour parler de Milipol, le Salon de la sécurité intérieure, que le Qatar doit organiser l'année suivante. "Sarkozy était déjà en campagne auprès des Français de l'étranger, remarque un observateur présent lors de sa visite. Quand il a vu l'émir, il lui a dit en substance : 'Misez sur le futur vainqueur'."
Trop pressant, trop direct, Sarkozy passe mal auprès du souverain. Mais Hamad Ben Jassem Al-Thani, dit HBJ, le premier ministre et ministre des affaires étrangères qatari, a mesuré le potentiel du candidat UMP. Il veillera à mettre de l'huile dans les rouages de cette relation. Au point de passer le voir discrètement à son QG de campagne, rue d'Enghien, à quelques semaines de la présidentielle de 2007.
Pour la France, le Qatar n'est pas une terra incognita. Dans la foulée du désengagement de Londres, qui accorde en 1971 leur indépendance aux micro-Etats du golfe Arabo-Persique, Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing ont posé des pions dans la région. "Le Qatar, qui avait refusé de rejoindre la fédération des Emirats arabes unis, se sentait un peu à l'étroit entre ses deux gigantesques voisins pro-américains, l'Iran du chah et l'Arabie saoudite, analyse un diplomate français. On était dans les années 1970, au faîte de la politique arabe de la France. C'est comme cela qu'on s'est trouvés." En 1980, Doha commande ses premiers Mirage. Quelques années plus tard, la France vient construire une base aérienne dans les sables de l'émirat.
Quand le cheikh Hamad dépose son père, l'émir Khalifa, en 1995, Jacques Chirac, tout juste élu, avalise le coup de force sans barguigner. Le président français développe les relations avec Doha et signe même un accord de défense avec le nouveau souverain, tout en ménageant son traditionnel allié saoudien - qui voit d'un mauvais oeil les ambitions du Qatar, décidé à faire fructifier son immense champ de gaz sous-marin. Jacques Chirac et Hamad Al-Thani, arrivés au pouvoir en même temps, se verront à neuf reprises.
L'ÉLYSÉE PARIE SUR LE QATAR
Avec Nicolas Sarkozy, la relation prend un nouveau tour : personnel, décomplexé, tous azimuts. Mal à l'aise avec les Saoudiens, trop compassés pour lui, peu familier du Maroc et de l'Algérie, les deux autres piliers de la politique arabe chiraquienne, le nouveau locataire de l'Elysée parie sur le Qatar, à qui la chaîne Al-Jazira offre une visibilité planétaire.
Le 30 mai 2007, l'émir est le premier chef d'Etat arabe à se rendre à l'Elysée. A l'issue du déjeuner, le Palais confirme l'achat à prix catalogue de quatre-vingt A350, le long-courrier d'Airbus, qui peinait à décoller. Un coup de pouce à 16 milliards de dollars. Quelques semaines plus tard, c'est l'épisode des infirmières bulgares, otages depuis huit ans du régime Kadhafi, que Sarkozy s'est mis en tête de libérer. Leur calvaire se règle un soir de juillet 2007, par un appel téléphonique du président français à son homologue qatari, qui se porte garant du volet financier.
La suite de cette relation est connue : résolution de la crise libanaise ; rapprochement de Paris avec Bachar Al-Assad, le paria de Damas que le Qatar veut éloigner de l'orbite iranienne ; efforts communs sur le Darfour ; médiation de Doha auprès du Hamas, le mouvement islamiste palestinien qui retient à Gaza le caporal franco-israélien Gilad Shalit. Le scénario se répète à chaque fois : la France apporte son poids international et sa voix au Conseil de sécurité des Nations unies, le Qatar ses leviers régionaux et son carnet de chèques.
Inévitablement, ce tandem fait jaser. En 2008, des dirigeants du Golfe non-qataris affirment devant des diplomates de l'ONU que Doha "a payé le divorce" du chef de l'Etat d'avec Cécilia, ajoutant, goguenards, qu'"elle n'a pas coûté cher". D'autres bruits, plus insistants, évoquent des financements de campagne électorale. L'Elysée balaie en bloc ces "sornettes". La relation France-Qatar est un "gagnant-gagnant", martèle-t-on dans l'entourage du président, le produit d'une "relation personnelle majeure".
LE DOUBLE À TURBAN DE SARKOZY
Mais une relation avec qui au juste ? Le protocole voudrait que ce soit avec l'émir, que les diplomates français se plaisent à dépeindre en double à turban de Sarkozy : "Même âge ou presque, même suractivisme, même fascination pour l'argent." Certains soulignent que l'ascension des deux dirigeants a commencé par le "meurtre symbolique du père", Chirac pour Sarkozy et Khalifa pour Hamad. Mais, pour les meilleurs exégètes de la diagonale Paris-Doha, le véritable interlocuteur de Sarkozy et le concepteur des "coups diplomatiques" auxquels l'Elysée a souscrit n'est autre que HBJ, le Talleyrand qatari. "Avec l'émir, Sarko est respectueux et protocolaire, il fait le job, explique un habitué des voyages officiels dans le Golfe. Son vrai copain, c'est HBJ."
Les surprises ne s'arrêtent d'ailleurs pas là, puisque le seul homme politique français auquel l'émir a accordé son amitié, s'avère être... la bête noire du président, Dominique de Villepin. La famille Al-Thani, qui a fait sa connaissance lorsqu'il était au Quai d'Orsay, raffole de son brio et de ses grands airs. Du temps où ils étudiaient en France, Mayassa et Joan, deux des enfants du couple royal, avaient porte ouverte chez les Villepin. Reconnaissant, l'émir fut l'un des premiers clients du cabinet d'avocats ouvert par l'ancien premier ministre en janvier 2008.
En novembre de la même année, dans son discours d'inauguration du Musée des arts islamiques de Doha, Mayassa, nommée directrice de l'établissement, salua Dominique de Villepin, présent dans l'assistance, comme son "deuxième père". "On était en plein affaire Clearstream, se rappelle l'un des invités de cette cérémonie peuplée de VIP. Les mots de Sarkozy, parlant de pendre son rival 'à un croc de boucher', étaient dans toutes les têtes. La formule de Mayassa ressemblait à un message à l'adresse de Sarkozy : 'Pas touche à Villepin !'"
Il y eut donc quelques fâcheries entre la France et la presqu'île du Golfe. Comme en janvier 2009, lorsque l'Elysée boycotte le sommet arabe organisé par Doha, en réponse à l'offensive israélienne à Gaza. Siéger à côté de Khaled Meshaal, le chef du Hamas, invité d'honneur de l'émirat, était inconcevable. En juin, la rebuffade est oubliée et l'émir atterrit en France pour une visite d'Etat de trois jours. C'est l'époque des grandes manoeuvres économiques.
Le QIA, aujourd'hui géré par le premier ministre HBJ et présidé par le fils héritier de l'émir, Tamim, vient alors de rentrer dans le capital de la Société fermière du Casino municipal de Cannes, propriétaire des palaces Majestic et Gray d'Albion. Il a aussi ajouté le Royal Monceau et le Centre de conférences internationales Kleber, 30 000 m2 au pied de l'Arc de triomphe, à son tableau de chasse. Aux petits soins pour ses amis, Paris a revu sa convention fiscale avec Doha, exonérant les Qataris de l'impôt sur les plus-values immobilières. Dans les mois qui suivent, le QIA prend 6 % de Vinci et 5 % de Veolia. Ravi que les fleurons de l'industrie nationale appâtent des investisseurs, l'Elysée applaudit. Les Qataris sont d'autant plus appréciés qu'ils ne se précipitent pas pour réclamer des jetons aux conseils d'administration.
Arrive ensuite l'offensive anti-Kadhafi. De médiateur, le Qatar devient acteur. La présence de ses avions dans le ciel de Libye, au même titre que ceux des Emirats arabes unis, "fait oublier que cette opération était une affaire de l'OTAN", souligne un diplomate. Leur rôle n'est pas que symbolique : un soir du printemps 2011, des avions qataris atterrissent ni vus ni connus à Tobrouk, chargés d'équipements pour les insurgés. Une opération pilotée par Benoît Puga, le chef d'état-major particulier du président. Nicolas Sarkozy le dira en petit comité : en Libye, "ce qui a été décisif, c'est les Qataris et les Emiratis".
Le chef de l'Etat déchante peu après la prise de Tripoli, en septembre, quand il apparaît que Doha s'entiche d'Abdelhakim Belhaj, le nouveau gouverneur de la ville, jadis embastillé par la CIA pour ses liens avec Al-Qaïda. "On leur a demandé de ne pas soutenir des djihadistes, pour éviter les cassures, explique un fidèle du président. Belhaj sentait le souffre. Le Qatar arrosait en fait tout le monde, mais seul Belhaj le reconnaissait."
PARIS-DOHA, UNE LIAISON PAS TOUJOURS GAGNANTE
Dans la crise syrienne, l'attelage Paris-Doha s'est reformé. Au premier, le forcing auprès de Bruxelles et de l'ONU, au second la mobilisation de la Ligue arabe et le financement de l'opposition. Un autre "gagnant-gagnant" ? On en est loin. Outre que Bachar Al-Assad est un adversaire beaucoup plus coriace que Kadhafi, l'activisme de Doha agace un nombre croissant de pays arabes, moins férus de changement de régime que l'émir Al-Thani.
De là à penser que la France pourrait pâtir de son alliance avec Doha... C'est la thèse de certains analystes, qui pointent les échecs commerciaux enregistrés ces derniers temps par l'économie française dans le Golfe : le TGV saoudien a été raflé par une société espagnole, la centrale nucléaire d'Abou Dhabi a été attribuée à un groupe américano-coréen, à la barbe du consortium Areva-Suez-EDF, sans compter le Rafale, qu'aucun pays de la région n'a jamais voulu acheter. "De plus en plus de diplomates français désapprouvent ce qu'ils appellent 'la politique du tout-Qatar'", confie un ancien du Quai d'Orsay.
Il serait hasardeux cependant de pronostiquer la fin de la "relation personnelle majeure" vantée par l'Elysée. Même en cas d'alternance. Le Parti socialiste a pris langue depuis longtemps avec la micro-monarchie. Ségolène Royal, Jack Lang et Bertrand Delanoë sont des habitués de la liaison Paris-Doha. Début février, le conseiller de François Hollande pour les affaires internationales, Laurent Fabius, s'est rendu sur place à son tour. Le discours qu'il a tenu à Tamim, le prince héritier, tient en trois mots : continuité de l'Etat. Le PS semble prêt à goûter aux joies du "gagnant-gagnant" et à laisser aux historiens le soin de résoudre l'énigme du "qui tient qui".

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