28 août, 2011

Quand Kadhafi faisait tomber la racaille de Chicago

Comment le FBI utilisa le dictateur libyen pour démanteler El Rukn, célèbre gang du South Side.

Walk the streets (Chicago near midnight), by JSFauxtaugraphy via Flickr CC

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El Rukn, gang de Chicago au rayonnement international impliqué dans le trafic de crack au milieu des années 1980, et dont les membres furent les premiers Américains accusés de terrorisme interne, écrivit l’un des chapitres les plus fascinants de l’histoire des gangs.

Ils vendaient de l’héroïne synthétique. Ils priaient à la mosquée. Ils organisaient des réunions communautaires et furent arrêtés pour meurtre. Dans les années 1970 et 1980, El Rukn allait de contradiction en paradoxe. Son leader, Jeff Fort, aussi appelé Chief Malik, trônait au QG de South Side (quartier sud de Chicago). Ses membres étaient poursuivis sans relâche par la police et les procureurs fédéraux.

Mais leur véritable héritage, c'est une mise en accusation par un tribunal fédéral les associant au dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Il y a 25 ans, le gouvernement américain mettait en examen des membres d’El Rukn pour avoir fomenté des actes de terrorisme interne pour le compte de la Libye en échange de 2,5 millions de dollars (1,75 million d'euros).

Lance Williams et moi explorons ce procès pour terrorisme interne dans notre dernier ouvrage, The Almighty Black P Stone Nation: The Rise, Fall and Resurgence of an American Gang. Notre objectif est d’analyser les bases sociales et politiques de ce célèbre gang.

Dans sa jeunesse, Jeff Fort flirta avec la lutte pour les droits civiques et le black power au sein du gang des Blackstone Rangers (les Stones), tout en cultivant un penchant certain pour les activités criminelles. Les Stones se transformèrent en El Rukn, organisation impénétrable et sélective, après la sortie de prison de Fort, converti à l’islam, vers le milieu des années 1970.

El Rukn est un terme arabe signifiant «fondation». Mais le changement de nom du gang ne découragea pas les poursuites judiciaires. Les procureurs essayèrent sur El Rukn de nouvelles politiques de «guerre contre la drogue», et Fort retourna dans une prison fédérale en 1983.

Les autorités fédérales n’étaient toujours pas satisfaites. Bien déterminées à venir à bout d’El Rukn, elles mirent Fort sur écoute en prison. Mais les agents n’interceptèrent qu’un langage codé qui les prit totalement au dépourvu.

Le gouvernement américain prétendit alors avoir intercepté une conversation dans laquelle Jeff Fort dénigrait Louis Farrakhan, le dirigeant du mouvement Nation of Islam, pour avoir accepté de l’argent de Kadhafi. À son tour, Fort aspira aux largesses libyennes au bénéfice d’El Rukn. Farrakhan avait reçu un prêt de 5 millions de dollars (3,5 millions d'euros) de Kadhafi au début des années 1980 pour lancer une ligne de produits de soins pour peaux noires. Les Feds (fédéraux) échafaudèrent alors un piège, et, par le biais d’un agent secret, approchèrent un groupuscule d’El Rukn pour lui proposer une M-72 LAW, ou arme antichar légère.

Les hommes mordirent à l’hameçon et achetèrent une LAW inerte, du genre de celles utilisées dans les films avec Clint Eastwood. Un autre groupe d’El Rukn s’était rendu en Libye en 1986 pour assister à une conférence. Il n’existe cependant aucune preuve qu’ils aient rencontré Kadhafi ou ses représentants, et aucune preuve non plus qu’El Rukn avait projeté de faire exploser quoi que ce soit sur le sol américain. Comme nous le demanda un ancien membre d’El Rukn:

«Pourquoi aurions-nous voulu nuire à un pays que nous aimons? Je suis Américain.»

Beaucoup s’accordaient à penser que Fort cherchait un moyen de soutirer, par la ruse ou autre, de l’argent à Kadhafi. Et El Rukn donnait aux Feds du grain à moudre en entretenant des contacts avec un pays qui figurait sur la liste des ennemis. Le procès pour terrorisme de 1987 fit grand bruit.

À l’entrée du tribunal, les visiteurs étaient accueillis par des détecteurs de métaux et des chiens policiers. Certains jurés se plaignirent d’avoir reçu des menaces téléphoniques et durent être remplacés. À la cour comme à l’extérieur, les membres d’El Rukn portaient des fez rouges, des tresses afros, des manteaux de fourrure et de longues djellabas blanches. «Cette affaire relève du crime organisé, avec une touche de terrorisme», asséna le procureur dans sa conclusion.

Les six prévenus furent déclarés coupables par les jurés.

Le gouvernement réussit à détruire de manière efficace l’organisation El Rukn. Son ardeur déboucha cependant sur des vices de procédure et l’annulation de certaines affaires de drogue dans lesquelles elle était impliquée. Deux témoins bénéficièrent d'un traitement préférentiel et furent contrôlés positifs aux drogues lors d’une garde à vue en 1989. Aujourd’hui, El Rukn revendique encore une ou deux centaines de membres fidèles, mais ils sont âgés et ne sont impliqués dans aucune activité criminelle. Et ils n’ont aucun pouvoir dans la rue non plus.

C’est de cette bannière affichant «Guerre contre le terrorisme» et sous laquelle nous vivons tous aujourd’hui, qu’il nous faut tirer des leçons.

L’affaire United States v. Jeff Fort et al. a préparé le terrain au gouvernement et lui a permis de faire le lien entre gangs des rues, islam radical et terrorisme —et ce d’autant plus facilement après le 11 Septembre 2001. Vingt ans après le procès d’El Rukn, un autre habitant du South Side de Chicago, Narseal Batiste, accusé d’avoir comploté avec les agents d’al-Qaida pour détruire les Sears Tower, a connu le même sort que Jeff Fort. D’ailleurs, les procureurs l’ont même comparé à ce dernier pendant son procès.

Tout comme El Rukn, Batiste est tombé dans un piège tendu par le FBI. Cette fois, un informateur rémunéré se faisant passer pour un agent d’al-Qaida au Yémen rencontra Batiste alors à sec. Bien que ce dernier ne fît pas partie d’un gang, ses fanfaronnades correspondaient à un certain profil recherché par les Feds. Ce gamin ringard devenu animateur communautaire finit son parcours dans les filets d’un gouvernement fédéral qui aspirait à apaiser les craintes de la nation inspirées par un terrorisme radical et né sur le territoire.

Batiste et ses sbires devinrent célèbre sous le nom des Sept de Liberty City. Après deux procès ajournés pour défaut d’unanimité dans le jury, cinq d’entre eux furent condamnés à Miami pour avoir conspiré dans le but de fournir un soutien matériel à al-Qaida et pour conspiration visant à faire la guerre aux États-Unis.

Dans les deux affaires, Fort et Batiste ont été dupés au nom de la sécurité nationale. Dans notre monde post-11 Septembre, je ne serais pas surprise si d’autres affaires du même genre faisaient surface.

Natalie Y. Moore est journaliste pour la WBEZ-Chicago Public Radio. Le site Internet du livre est consultable sur blackstonebook.com.

Traduit par Bérengère Viennot
slateafrique.com

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