14 avril, 2011

Côte d'Ivoire: qui jugera Laurent Gbagbo?

lexpress.fr/Côte d'Ivoire: qui jugera Laurent Gbagbo?

L'ancien président Laurent Gbagbo a été arrêté le 11 avril à sa résidence de Cocody. Il a été transféré ce mercredi au nord du pays.

AFP PHOTO GABRIEL BOUYS

Alassane Ouattara a promis ce lundi qu'il engagerait des poursuites judiciaires contre Laurent Gbagbo. Le procureur de la CPI souhaite, lui, ouvrir une enquête préliminaire à toutes poursuites, pour définir les crimes de chaque camp. Mais au final qui est compétent pour juger le clan Gbagbo ?

Alassane Ouattara semble privilégier la justice ivoirienne

Plusieurs enquêtes pour pléthore de crimes

Plusieurs enquêtes ont été ou vont être mises sur pied pour déterminer quelles charges retenir contre l'ancien président Laurent Gbagbo: celle du gouvernement Ouattara, celle du Haut Comissaire aux droits de l'homme, et celle du procureur de la CPI. Nénamoins, l'organisation Human Rights Watch donne déjà des pistes, et elles sont nombreuses. Retrouvez-les dans ce rapport, disponible sur le site www.hrw.org. Il faut néanmoins rappeler que, dans ce texte, sont également rappelés les crimes commis par le clan Ouattara.

Actuellement, comme le précise Jean-Marie Fardeau, directeur de Human Rights Watch à Paris, aucune charge n'est retenue contre l'ancien président Laurent Gbagbo. En cas de charges vérifiées, et selon le principe de subsidiarité, c'est à la justice interne du pays où ont été commis des crimes de se saisir d'un dossier de cette nature. Mais si, dans le cas de la Côte d'Ivoire, au cours de l'examen préliminaire engagé par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) Luis Moreno-Ocampo, il est constaté que l'appareil judiciaire ivoirien n'est pas capable d'instruire efficacement le dossier, alors à ce moment là uniquement, la procédure de saisine de la CPI pourra être enclenchée.

"A l'heure actuelle, après plus de dix ans de gouvernement Gbagbo, la justice ivoirienne n'est pas en mesure de traiter le dossier. Cependant, Alassane Ouattara entreprend aujourd'hui, de concert avec son ministre de la Justice, de réguler le domaine judiciaire", assure Jean-Paul Benoit, un des avocats du nouveau président. De plus, "la CPI prendra sans conteste tout son temps pour voir si l'administration Ouattara est capable de traiter le dossier ou non", affime Jean-Marie Fardeau, dont l'organisation avait dès 2004 souligné dans un rapport la nécessité de faire intervenir une justice internationale dans le dossier ivoirien. Prudence et patience sont de mise.

Par ailleurs, comme le précise Jean-Paul Benoit, la législation ivoirienne ne permet pas l'extradition d'un président accusé de crimes dans son pays. "Laurent Gbagbo ne pourra pas quitter le territoire, sauf si un mandat d'arrêt l'y oblige. Ainsi, il ne fait aucun doute qu'il sera jugé par la justice ivoirienne." Et Roland Dumas, un des rares socialistes à soutenir encore Laurent Gbagbo, a déjà annoncé sur France Inter le 12 avril, qu'il pourrait le défendre dans le cadre d'un futur procès.

Selon ce même avocat, il semble qu'Alassane Ouattara penche vers cette solution interne. En témoigne l'annonce le 13 avril du lancement de poursuites judicaires à l'encontre de Laurent Gbagbo. Pour Gauthier Rybinski, spécialiste politique de France 24, "ce procès doit symboliser la première pierre à poser pour élever un État de droit, il doit être un pas vers la réconciliation prônée par Ouattara".

En revanche, pour assurer la bonne conduite des procédures, "la justice ivoirienne devra être secondé par des ONG ou des institutions indépendantes au cours de toutes les phases du procès, insiste Jean-Paul Benoit. Ce que Alassane Ouattara souhaite aujourd'hui, c'est qu'il n'y aie pas d'empressement ni aucun système expéditif. Il veut attendre les conclusions de toutes les commissions d'enquêtes mises sur pied ces derniers jours. (voir encadré)." "La justice ivoirienne devra être appuyée techniquement, juridiquement et financièrement par des organismes internationaux. Il faudra sans aucun doute mettre la main à la poche pour par exemple faire en sorte que les Ivoiriens aient accès au procès via la télévision, comme ce fut le cas en République démocratique du Congo par exemple", ajoute Jean-Marie Fardeau.

Reste que deux éléments pourrait entâcher cette procédure interne. Comme le souligne France 24, "juger l'ancien président sur ses terres ne provoquerait-il pas un réveil des ardeurs patriotiques de ses partisans ?" Interrogé par le site de la chaîne, Philippe Perdrix, rédacteur en chef adjoint à Jeune Afrique, estime qu'"il y a un vrai risque de règlement de comptes". "Un tribunal ivoirien offrirait une tribune idéale à Laurent Gbagbo pour contre-attaquer et mobiliser ses troupes, précise France 24. Car la Côte d'Ivoire reste divisée et les partisans de l'ancien président - qui a recueilli 45,9 % des voix au second tour selon le décompte approuvé par l'ONU - ne manqueront pas de voir dans ce tribunal l'apothéose d'Alassane Ouattara mettant à mort son rival politique."

Côte d'Ivoire: qui jugera Laurent Gbagbo?

Exemple de crime: le 8 mars, sept femmes pro-Ouattara auraient été tuées par les forces pro-Gbagbo, lors d'une manifestation pacifiste à Abobo (nord d'Abidjan).

afp.com/Sia Kambou

La CPI pourrait prendre le relais en cas d'incompétence judiciaire de la Côte d'Ivoire

Dans le cas où la justice ivoirienne est reconnue incompétente pour instruire le dossier Gbagbo par le procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI), c'est la CPI elle-même qui devient compétente. Trois acteurs peuvent alors la saisir: un Etat partie du Statut de Rome, qui reconnaît de facto la compétence de la CPI ; le Conseil de Sécurité de l'ONU par une résolution ; enfin le procureur général de la CPI par une auto-saisine.

S'agissant de la saisine par un Etat partie, la Côte d'Ivoire ne rentre pas dans ce cadre car elle n'a pas signé le Statut de Rome. Un inconvénient que les deux avocats d'Alassane Ouattara, Jean-Paul Benoit et Jean-Pierre Mignard, ont contourné par un habile détour procédural: "Par notre intermédiaire, et par la reconnaisance des compétences de la CPI intervenue en 2003 - par Gbagbo - puis en décembre 2010 - par Ouattara -, la Côte d'Ivoire peut désormais saisir la CPI. Nous avons d'ailleurs déposé un mémorandum en ce sens le 9 mars dernier", affirme Jean-Paul Benoit. Pour l'instant, Alassane Ouattara a annoncé ce mercredi qu'il allait demander à la CPI "d'engager des investigations" sur les massacres survenus dans l'Ouest du pays, et notamment à Duékoué. Pas de saisine à l'horizon.

Autre inconnue du dossier: la période concernée

Sur quelle période du mandat de Laurent Gbagbo les instances judiciaires devront-elle s'appuyer? "Il sera sûrement jugé sur toute la période qui englobe son mandat", précise Gauthier Rybinski, spécialiste politique de FRANCE 24. "Depuis les exactions commises par ses hommes en 2000 (suppression d'opposants, enlèvements...) en passant par l'affaire - très médiatisée - de la disparition en 2004 du journaliste français Guy André-Kieffer jusqu'aux derniers mois où la ville d'Abidjan a été le théâtre de meurtriers combats." Jean-Paul Benoit, un des deux avocats d'Alassane Ouattara, précise toutefois qu'avant l'élection de novembre 2010 une "une sorte de pardon politique", avait été conclu entre Gbagbo, Ouattara, et Konan Bédié, effacant des ardoises de chacun les possibles crimes commis antérieurement. Reste à savoir si cet "accord" signifie désormais "amnestie" dans le cas précis du dossier Gbagbo.

D'autre part, comme le dit Jean-Marie Fardeau, "aucun pays voisin de la Côte d'Ivoire n'aura envie de saisir cette cour. La région est beaucoup trop sensible en ce moment pour qu'un pays limitrophe ose se mettre en porte-à-faux avec la Côte d'Ivoire." D'autant que le pays accueille une part importante de leurs ressortissants. Des représailles contre ces étrangers, longtemps pris à parti depuis la création du concept d'ivoirité par Henri Konan Bédié, seraient alors à craindre.

S'agissant de l'auto-saisine du procureur général, Luis Moreno-Ocampo, il faudrait avant que la Chambre préliminaire donne son aval. Pour le moment, le procureur a lancé un examen préliminaire en Côte d'Ivoire, destiné à établir si les crimes commis relèvent de la compétence de la Cour. Suite à cela, un rapport sera remis, qui déterminera également si une enquête peut être ouverte, sur des "massacres commis de façon systématique ou généralisée" (voir encadré), comme le souhaite le procureur depuis le 6 avril. L'enquête bouclée, sur laquelle la Chambre préliminaire devra s'appuyer, devrait ensuite conduire à l'autorisation de l'auto-saisine.

La dernière inconnue reste aujourd'hui l'attitude de l'ONU dans cette affaire. Son appel à une intervention française pour déloger Gbagbo laisse penser que l'organisation agira s'il le faut. Cependant, la Russie et la Chine, toutes deux présentes au Conseil de sécurité, pourraient faire ralentir les procédures - elles l'ont déjà fait. Ainsi, "ces procédures pourraient prendre des mois", présage Jean-Marie Fardeau. La récente demande d'Alassane Ouattara pourrait ici accélérer et appuyer la démarche.

En revanche, "une investigation internationale [reviendrait] à ouvrir la boîte de Pandore", selon Philippe Perdrix. Le discrédit pourrait être jeter durablement sur le clan Ouattara, également accusé de possibles crimes commis notamment dans l'Ouest du pays, même si, comme le dit Jean-Paul Benoit, "Alassane Ouattara a été clair: tous les crimes seront punis, quels qu'en soient les auteurs."

Toujours est-il que, si procès devant la CPI il devait y avoir, le bureau du procureur a prévenu, le 7 avril, que les crimes relevant de sa compétence ne pouvaient pas faire l'objet d'une amnistie, tant pour le clan Ouattara que pour le camp Gbagbo. Le Premier ministre kényan Raila Odinga, qui avait fait office de médiateur dans la crise ivoirienne, a pourtant préconisé ce mercredi d'amnistier Laurent Gbagbo en vue d'apaiser les tensions. Et en effet, par le passé, la recherche, légitime, de l'apaisement et de la stabilité dans les pays qui sortaient d'un conflit ou d'un régime dictatorial a souvent été menée au détriment de la recherche de la justice.

Espérons, en tout cas, que la solution d'une justice interne ne soit pas privilégiée uniquement pour faire porter le chapeau au clan Gbagbo, et ainsi éviter une disgrâce du clan Ouattara vainqueur. Il en va de la réconciliation nationale.

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