14 novembre, 2010

Travail et société au Burkina Faso technique, innovation, mobilisation par Jean-Bernard Ouédrago et Alii l’Harmattan 2009 245 pages Pour comprendre le

Très peu d’études ont été consacrées au travail en Afrique, bien qu’il constitue une dimension essentielle des rapports sociaux. Or, l’analyse des situations de travail est une occasion précieuse pour saisir le sens social local, et la façon dont s’invente un ordre social nouveau, tenu de composer constamment avec les cadres de référence hétérogènes.

On peut s’étonner que l’étude de l’univers du travail, qui a accompagné le progrès de l’industrialisation en Occident, n’ait guère suscité l’engouement des spécialistes du développement, normalement préoccupés par l’évolution de populations brutalement plongées dans l’univers inédit de la production mécanique et marchande. Les chercheurs ont été plus enclins à découvrir dans les modes de vie africains l’expression originelle d’un rapport séculaire au monde sensible, que traduiraient les mythes et les rites marqués d’un symbolisme naïf et irréductible.

Or, l’analyse des situations de travail est une occasion précieuse pour saisir le sens social local, et la façon dont s’invente un ordre social nouveau, tenu de composer constamment avec les cadres de référence hétérogènes. Pour comprendre les engagements productifs, il faut alors étudier le procès immédiat de travail, l’usage des dispositifs techniques et les formes d’action collective selon Jean-Bernard Ouédrago, professeur de sociologie et Habibou Fofana, sociologue.

Sur trois décennies, à partir des années soixante, de nombreux travaux ont été menés sur les mouvements ouvriers, les modes d’exploitation coloniale (Claude Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux, Maspero, 1973) et le secteur informel ; alors en plein essor dans les villes africaines. Si l’originalité de ces travaux n’est pas à mettre en doute – certains ont apporté un renouveau salutaire aux sciences sociales et ont connu une influence mondiale – leur marginalisation constante n’en est pas moins frappante. Deux tendances historiques majeures peuvent expliquer cette mise à l’écart des thèmes du travail dans la production scientifique africaniste.

Mise en place d’un système sanitaire destiné à valoriser le ‘capital humain’.

D’abord, la relative dépossession matérielle, rendue possible par le rapport historique colonial, qui a institué un procès d’exploitation des ressources du continent ordonné aux besoins des puissances impériales. L’appropriation capitaliste des colonies dans son principe même, a longtemps rendu impensable l’idée d’une vie laborieuse proprement africaine. Sa reconnaissance supposerait en effet de prêter une autonomie aux entités soumises au procès d’exploitation. Or on se souvient que le principe fondateur de la conquête coloniale consiste en une négation radicale du processus civilisationnel autochtone. L’horizon techniciste de la culture coloniale ne laisse aucune chance aux techniques indigènes, reléguées au ban de l’histoire, et indignes d’intérêt. Tout comme les matières premières, l’individu au travail ‘des plantations aux mines en passant par les usines et le chemin de fer’ - n’est qu’un chaînon intégré à la mise en valeur coloniale ; cette ponction suppose une négation de son identité laborieuse.

On en veut pour preuve le statut négatif des petres chosifiés par le ‘travail forcé’ et les exigences de ‘l’approvisionnement’ en main-d’œuvre des zones productives par les zones pourvues en ‘bras valides’. La ‘fabrique du Noir’, en tant que travailleur au service exclusif de la politique coloniale, apparaît un dispositif idéologique indispensable à la légitimation de l’exploitation de l'homme soumis, sans besoins, donc inconscient de la valeur des choses, dont sa privation paraît toute ‘normale’. Mais cette vision étroitement colonialiste en est venue se heurter à l’épaisseur sociale gagnée par le groupe de plus en plus nombreux des travailleurs africains ‘détribalisés’, agglutinés dans les villes et progressivement pris dans les exigences de la société marchande urbaine. La contestation sociale naissante est issue de l'expérience sociale que vivent ces néo-citadins prolétarisés, loin des possibilités de recours qu’offrent les communautés d’origine. L’intensification de l'exploitation de l’Africain et la nécessité d’accroître son rendement au travail sont à l’origine de la politique de régénérescence du Noir, qui oblige à la mise en place d’un système sanitaire destiné à valoriser ce ‘capital humain’.

Du point de vue colonial, la question principale est alors celle de la reproduction de cette force de travail, en tant que ‘matériau’. Frederik Cooper a bien indiqué les tribulations des politiques coloniales anglaise et française, dont le souci a été, après 1945, de contrôler le travailleur africain et ses nouvelles aspirations. Pour la rationalité coloniale, les individus mis au travail n’ont d’existence qu’en tant qu’intrants du procès de production colonial, auquel ils sont incorporés au même titre que le cacao ou la machine. La nouvelle situation ainsi créée était lourde de menace, et les administrations coloniales ont été obligées d’assurer un encadrement politique conséquent pour juguler le danger qui s’annonçait avec le rapprochement des mouvements de travailleurs et de certains mouvements politiques. Désormais, la politique de mobilisation massive de la main-d’œuvre allait considérer les travailleurs africains comme un ‘problème social’ de première importance.

Le mythe européocentriste de la ‘fainéantise congénitale du nègre’

L’ordre colonial définit l’orientation, les technicités et les modalités processuelles du travail, à partir justement desquelles est construite une grille d’appréciation, souvent raciste, des qualités du colonisé au travail. La paresse, la lourdeur, la résistance passive, le désintérêt, au lieu d’être perçus dans leur réalité, c’est-à-dire comme résultant d’une confiscation de l’univers des signifiants spirituels, cognitifs et culturels fécondant l’existence locale, sont interprétés suivant le mythe européocentriste de la ‘fainéantise congénitale du nègre’. On comprend alors que le travail africain reste, sous la colonisation, un ‘impensé’ : ce travail ne prend sens qu’à travers ‘l’effort de mise en valeur coloniale’ qui seul existe, signifie et justifie.

La seconde confiscation, théorique celle-là, apparaît d’abord paradoxalement, comme une tentative, sans doute guidée par une ‘bonne volonté idéologique’, de restituer à l’Afrique son histoire, ses labeurs méconnus, refusés et niés par une politique eurocentrique. En effet, l’attention, en dehors d’un timide retour critique sur les affres et la ponction de l’économie coloniale, va se porter prioritairement sur le travail domestique de production agricole, comme seule catégorie visible dans l’univers des activités productives, nourrissant nombre d’études sur l’espace villageois africain. Cette relégation subtile vise justement à souligner et à justifier, en creux, le refus affirmé des Africains d’adopter les vies du changement par l’argent. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les nombreuses études sur les migrations.

On assiste à une occultation presque totale des virtualités techniques endogènes, couvertes par le discours sur le retard technologique de l’Afrique, lui-même soutenu et légitimé par l’idéologie du développement. Celle-ci fait valoir en effet une volonté de combler les retards techniques qui entravent l’amorce de tout progrès dans ces sociétés réputées arriérées. Dans la perspective coloniale, dont on peine à sortir, ce n’est point cet individu historique, capable d’intelligence, de ‘choix rationnel’, d’arbitrage et d’inventivité technique, qui est péniblement reconnue.

Le retard d’une sociologie africaine des situations de travail atteste la cécité du regard porté sue le monde du travail en Afrique. Si les classes ouvrières africaines furent pendant longtemps un non-objet des sciences sociales, on comprend l’ambition révélatrice du recueil collectif de Michel Agier, Jean Copans et Alain Morice en 1987 dont l’objectif, depuis compromis, était de ‘contribuer à fonder une véritable anthropologie du travail en Afrique’. Dans son ouvrage Formation de la classe ouvrière en Afrique noire (Karthala-Orstom, 1987), Jean-Bernard Ouédrago poursuit ce même objectif d’une (re)connaissance du travail, dans sa complexité et son historicité. L’argument de la faiblesse du tissu industriel de l’Afrique au sortir de la colonisation ne peut justifier en effet le ‘désintérêt’ théorique pour l’activité industrieuse en Afrique Il tient avant tout à une définition restrictive de la notion de ‘travail’, qui l’identifie exclusivement au concept de ‘salariat’, que l’on considère généralement comme représentant des catégories sociales dont les identités tendent à être gommées.

La contribution de l’application des catégories idéologiques et fixistes de l’économie libérale classique. Son observation du système de production des menuisiers-soudeurs de Ouagadougou montre en effet que la question des logiques et des mécanismes de ‘l’entreprise’ nécessite la prise en compte des modalités historiques de constitution des unités de production. Celles-ci induisent des règles de gestion et d’organisation spécifiques, qu’une certaine sociologie de l’entrepreneuriat africain peine à comprendre. Salomon Woumia Ouédrago, à partir de l’usine Faso Fani montre que le capital s’empare alors de cette force de travail formée ailleurs, redéfinit sa valeur et l’intègre au procès de production. Fuyant l’incertitude du lendemain propre aux métiers de l’informel, le travailleur trouve – dans le meilleur des cas puisque cela apparaît comme un privilège – une certaine sécurité dans les conditions de travail de l’usine. L’auteur se demande alors comment le capital soumet cette force de travail, et la rend docile pour mieux la contrôler et l’exploiter.

Dans ces situations, les dominés et les dominants peuvent-ils ‘s’entendre’, au double sens de l’écoute et de la compréhension, comme le propose le ‘cercle de qualité’, et la politique dite de participation en entreprise ? Habibou Fofana analyse les conditions techniques, sociales et idéologiques de possibilité de ces ‘dialogues’ en situation de travail, qui sont toujours liés à la dynamique des appartenances et des configurations sociales au sein de l’entreprise.

La contribution de Ousséni Domba, la plus dramatique pourrait-on dire, évoque le cadre juridique de reproduction de ce salariat émergeant. Cette forme nouvelle et obligatoire de vie salariale, envisagée un temps comme un refuge, se manifeste dans une politique de la sécurité sociale fortement décalée par rapport à la dynamique sociale effective, qui oblige les travailleurs à inventer des formes alternatives – les tontines et les mutuelles – pour suppléer la démission de l’Etat et tenter de concilier des mondes sociaux divergents et constamment en concurrence. Ainsi le métier et l’espace du travail salarié sont, à y regarder de près, l’aboutissement d’itinéraires scolaires, qu’ils soient heureux ou malheureux. L’école est le lieu où, brutalement, se dessinent des destins croisés ou parallèles. Le sort réservé à chacun, largement façonné par les ancrages sociaux et le capital de départ, incite à une prise de conscience de ce que masque l’idéologie scolaire ‘égalitaire’. Cette révélation des contradictions sociales au principe du succès scolaire, donc la réussite sociale, conduit inévitablement à la lutte syndicale, portée par l’intention de corriger une distribution inique des capacités scolaires. Gabin Korbéogo s’attelle à l’étude de ces pratiques syndicales étudiantes au sein de l’Université de Ouagadougou.

Un syncrétisme technologique

Sur l’autre versant, celui de l’espace rural, notre attention s’est portée sur les transformations en cours, induites par l’introduction de diverses techniques de production dans le ‘paradigme de la houe’ des sociétés anciennes. De la houe à la charrue, Ahmed Aboubacar Sanon interroge l’univers technique Bobo et la rationalité éprouvée des dispositifs matériels et immatériels. Il montre que le processus d’intégration de l’innovation aboutit nécessairement à un ‘syncrétisme technologique’. Mais cet aspect important du ‘développement’ technologique, souvent négligé par les évangélistes du progrès, affirme que la proposition technique intervient dans des milieux structurés par des contraintes symboliques et des logiques productives anciennes. Alexandre W. Darga nous montre qu’elle déterminent des ‘symétries’ favorables ou défavorables dans le système de production marchand, en analysant la mise en place de la riziculture moderne ; ce périmètre de culture apparaît clairement comme un lieu d’invention par les paysans de techniques organisationnelles et productives face à une puissante rationalité politique et économique nettement productiviste. Mais c’est sans doute, dans l’étude proposée par Zakaria Compaoré que l’aveuglement techniciste apparaît à la fois comique et tragique ; l’auteur nous montre que ‘faire marcher des ânes’ n’est pas évident, ni simple – si tant est toutefois qu’il faille s’en tenir à l’évidence présumée de la performance du nouvel outil.

Ces constructions théoriques sur le travail et sur la mobilisation sociales sont à l’évidence partielles. Elles comportent des limites.

En conclusion, l’ambition des auteurs de ce volume est de contribuer à une meilleure connaissance des situations de travail au Burkina Faso, en faisant le pari osé de les aborder avec une grande méfiance à l’égard des prescriptions autoritaires, académiques et sociales, de la science du commandement. Priorité est ainsi donnée à la vie et à l’expression des existences humaines, loin de l’essayisme manipulateur aujourd’hui dans les sciences sociales africaines.

Amady Aly DIENG

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