27 octobre, 2014

Le Liban une République sans président ni parlement

Des activistes manifestent, déguisés en «hommes politiques», contre la prolongation du Parlement, le 1er octobre 2014 à Beyrouth. REUTERS/Sharif Karim
Des activistes manifestent, déguisés en «hommes politiques», contre la prolongation du Parlement, le 1er octobre 2014 à Beyrouth. REUTERS/Sharif Karim


La situation politique étouffe davantage encore une économie et un peuple, plus que jamais asphyxiés par le conflit syrien voisin.
Alors que le Liban peine à contenir les effets de la guerre voisine en Syrie, qui déteint chaque jour un peu plus sur son sol, avec des incidents sécuritaires croissants et la présence d'un million et demi de réfugiés (soit plus du tiers de sa population locale) le pays est toujours sans chef d’Etat depuis le 25 mai 2014, tandis que le mandat du parlement, autoprorogé en juin 2013, devrait expirer le 16 novembre.
Malgré plusieurs tentatives de contourner le vide présidentiel –le parlement a été convoqué à 14 séances électorales pour élire un nouveau chef d’Etat– l'absence de consensus entre les différents acteurs locaux, et leurs partenaires régionaux, mais aussi l’incapacité «technique» à élire un nouveau chef d’Etat ont empêché jusque-là tout dénouement positif.

Quorum, armes et culte du chef

Si l’enjeu dépasse les frontières nationales, deux principaux facteurs restent à l’origine du blocage.
D’une part, les profondes divisions, exacerbées par la crise syrienne, entre les deux grands blocs politiques du pays: l'alliance du 8-Mars, alliée du régime de Bachar el-Assad et dirigée par le Hezbollah (chiite) et la coalition anti-syrienne du 14-Mars, dominée par le Courant du futur (majoritairement sunnite).
D’autre part, le boycott des séances parlementaires consacrées à l’élection d’un nouveau président par la majorité des députés du 8-Mars, empêchant d’atteindre le quorum requis.
Une clause constitutionnelle controversée implique, en effet, la présence physique dans l’hémicycle des deux tiers des représentants pour que le processus électoral puisse se dérouler. Cela correspond à 86 parlementaires sur les 128 membres de l'Assemblée nationale (Majliss al nouwab).
Or le Hezbollah et son allié chrétien, le Courant patriotique libre (CPL) dirigé par Michel Aoun, rassemblent, avec leurs autres partenaires (Marada, Parti socialiste national syrien, etc., à l'exception du mouvement Amal, dont le leader, Nabih Berri, également chef du Parlement, a décidé de participer aux sessions électorales), plus de 40 députés, ce qui leur permet techniquement d’empêcher toute élection.
Ces blocs justifient leur volonté de boycott par l'absence d'un candidat consensuel, comme condition préalable à la tenue des élections.
Une condition qui a toutefois évolué au fil des mois, le CPL imposant désormais une nouvelle exigence à sa participation: un amendement constitutionnel, en vertu duquel le chef d'Etat serait élu au suffrage universel en deux tours. Le premier concernerait uniquement les électeurs chrétiens, tandis que le deuxième serait ouvert à l’électorat musulman. L’objectif clamé par le CPL est le renforcement du rôle politique des chrétiens au Liban.
Pour le 14-Mars, l’intention sous-jacente reste cependant, pour le CPL, l’élection de son chef, Michel Aoun, et la protection des armes et de l’implication militaire en Syrie, pour le Hezbollah. Celle-ci risquerait d’être écornée, du moins sur le plan symbolique, par la présence d’un chef d’Etat proche du 14-Mars, voire neutre. Cela s’était déjà produit avec l’ex-président Michel Sleiman, considéré à la base comme candidat de consensus, mais qui n’avait pas hésité à critiquer, puis à s’opposer ouvertement à la politique du parti de Dieu après que ses combattants ont rejoint la Syrie pour défendre le régime de Bachar el-Assad.

Un parlement autoprorogé et paralysé

Au-delà de ces explications, le vide présidentiel actuel, qui dure depuis quatre mois, fait suite à seize mois cumulés de crises gouvernementales successives depuis le début du conflit syrien, ayant pris fin en février 2014, avec la formation d’un nouveau cabinet consensuel. Elle s’articule, en parallèle, à une paralysie parlementaire due au report des élections et à l’incapacité constitutionnelle à légiférer, en l’absence d’un nouveau chef d’Etat.
Le mandat des élus, expiré en juin 2013, a en effet été renouvelé jusqu’à novembre 2014, faute d’organisation d’un nouveau scrutin.
Il s’agissait de la première prolongation d’un mandat de l’Assemblée depuis 1992, date à laquelle le pays avait renoué avec les élections législatives, vingt ans après le dernier scrutin de 1972.
L’exception semble toutefois se transformer en coutume. Une nouvelle extension est prévue en novembre, malgré la convocation officielle du collège électoral.
Si les conditions sont théoriquement réunies pour organiser des élections démocratiques, beaucoup craignent qu’un éventuel scrutin ne provoque, dans le contexte sécuritaire actuel, de graves dérapages et une plus grande polarisation de la société, déjà largement divisée.
Un nouveau prolongement devrait en revanche consacrer l’état de paralysie actuel, le parlement ne pouvant, selon la constitution, légiférer tant qu’un président n’a pas été élu. Qu’il s’agisse de projets de loi majeurs ou moins cruciaux pour la gestion de la vie publique, tout est désormais gelé depuis mai 2014, hormis quelques brèches et séances «exceptionnelles» pour éviter un effondrement total, comme celle consacrée au déblocage des salaires des fonctionnaires jusqu’à la fin de l’année. 

Vers un scénario grec?

Cette situation n’est pas sans retombées sur l’économie du pays, déjà plombée par le contexte général. Avec seulement 1% de croissance, et une dette publique qui culmine désormais à plus de 167% du PIB, le Liban est confronté à de graves défis.
Ces derniers sont exacerbés par les dérapages sécuritaires.
Plus de 15 explosions et attentats terroristes ont frappé le pays depuis mai 2013, dont au moins quatre ont eu lieu après la fin du mandat présidentiel.
Les derniers combats à Ersal, à la frontière syrienne, entre l’armée et des islamistes du Front al-Nosra et de l’organisation de l'Etat islamique (EI), n’ont fait qu’assombrir un horizon déjà obscur.
Selon une étude de la Banque mondiale, la crise syrienne a déjà coûté plus de sept milliards de dollars au Liban au cours de la période écoulée, alors que le PIB du pays dépasse à peine les 40 milliards de dollars.
Les économistes craignent en particulier un creusement supplémentaire du déficit public, qui a atteint un pic historique en 2013, à plus de 4 milliards de dollars. En l’absence de croissance, le pays se dirigerait ainsi vers une situation très similaire à celle de la Grèce, avec une dette prévue d’atteindre 100 milliards de dollars en moins de cinq ans, mettent en garde certains économistes.

Affaiblissement des chrétiens

Sur un autre plan, l'absence d'un président laisse les chrétiens libanais, eux-mêmes divisés entre les camps du 8 et du 14-Mars, sans «leur» représentant le plus haut placé au sein de l’Etat. Selon la constitution, le président au Liban doit être un chrétien maronite –le seul dans le monde arabe– le chef du Parlement un chiite, et le Premier ministre un musulman sunnite.
Certains craignent qu’une vacance prolongée n'affaiblisse davantage l'influence des chrétiens dans le pays, dans un contexte largement défavorable à cette communauté sur le plan régional (Syrie, Irak...). Cela laisserait le pays dirigé par un Premier ministre sunnite, le chef du gouvernement devant assumer, à titre intérimaire, les fonctions présidentielles en cas de vacance, selon la constitution.
Les chrétiens libanais, qui constituent environ 40% de la population, ont déjà été largement affaiblis au cours des trois dernières décennies, avec le transfert d’une partie des prérogatives de la présidence de la République à celle du Conseil des ministres durant l'accord de Taëf, qui a mis fin à 15 ans de guerre civile. Cela s’est accompagné de l’instauration d’un système de pouvoir hybride sur le terrain, connu sous le nom de la «Troika» durant l’occupation syrienne, qui reposait sur un triptyque chapeauté par le chef des services de renseignement syriens (Président-Premier ministre-Chef du Parlement), visant à asseoir la tutelle de Damas sur le pays du Cèdre.
Après le retrait des troupes syriennes en 2005, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer un système autobloquant et l’absence d’un pôle de décision efficace, appelant à la restitution d'une partie du pouvoir présidentiel.
Pour certains, cela risque toutefois de ne rien changer à la donne, dans un pays où l’Etat peine à imposer son monopole sur les armes et les décisions de guerre et de paix.
En effet, qu’il s’agisse de prérogatives présidentielles, gouvernementales ou parlementaires, l’exercice démocratique est souvent entaché au Liban de pratiques miliciennes faisant fi du pouvoir politique, et cela avant même le début conflit syrien et l’actuelle poussée extrémiste.

Une démocratie en panne

D’ailleurs, au-delà des considérations conjoncturelles, le vide présidentiel actuel –le troisième depuis 1988– illustre le recul, voire la panne, du processus démocratique au Liban, malmené essentiellement par des facteurs exogènes (guerre israélo-arabe, exode massif des Palestiniens, guerre civile, voisinage dictatorial, conflit syrien, etc.) mais aussi par des facteurs  propres à la structure socio-confessionnelle (répartition sectaire du pouvoir, mentalité clanique, etc.).
En 2007-2008, le pays avait déjà fait face à un vide similaire, à la fin du mandat prolongé d’Emile Lahoud, avant qu’un accord parrainé par le Qatar, la France, la Syrie et l’Arabie Saoudite, connu sous le nom de l’Accord de Doha, ne mette fin au blocage.
En 1988, à la fin du mandat d’Amine Gemayel, un cabinet militaire, présidé par l’actuel chef du CPL et ancien commandant en chef de l’armée, Michel Aoun, avait été formé pour diriger le pays et préparer le terrain à l’élection d’un nouveau chef d’Etat.
Plus globalement, illustrant l'échec de l'expérience démocratique libanaise, toutes les échéances présidentielles depuis les années 1970 ont fait l'objet de «sélections» ou de consensus plutôt que d’élections, comme cela est le cas dans les démocraties occidentales.
Outre l’absence du suffrage universel (le président est élu par un parlement représentatif de la mosaïque communautaire) aucune élection n’a, en effet, connu de concurrence entre au moins deux candidats depuis cette période. 
En 1976, un an après le début de la guerre, Elias Sarkis fut élu sans adversaire. En 1982, Amine Gemayel accède à la présidence après l’assassinat de son frère, lui-même élu sans concurrence. En 1988, le Liban se retrouve sans président –pour la première fois depuis son indépendance– jusqu’à l’élection de René Moawad, assassiné 17 jours après son investiture.
Quant à la période post-guerre, elle a vu défiler trois présidents, élus successivement sans aucun concurrent, dont deux mandats ont été prorogés pour une période de trois ans chacun, contrairement à la constitution (de 1995 à 1998, dans le cas d'Elias Hraoui et de 2004 à 2007, dans le cas d'Emile Lahoud).

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