23 juin, 2013

Le pétrole américain menace l'Arabie saoudite

Le boom pétrolier américain à venir est une mauvaise nouvelle pour l'Arabie saoudite. La façon de réagir du royaume pourrait bien conditionner sa survie.

Le prince Turki al-Faisal, en 2011. REUTERS/Molly Riley - Le prince Turki al-Faisal, en 2011. REUTERS/Molly Riley -
Les tendances actuelles du marché de l’énergie ne sont pas bonnes pour l’Arabie saoudite. Pour commencer, l’Agence internationale de l’Energie a publié des projections en novembre 2012 qui indiquent que les Etats-Unis pourraient bien rafler au géant pétrolier du Golfe la première place de producteur de la première énergie mondiale à l’horizon 2020. Mi-mai, cette même agence a révélé que l’Amérique du Nord, grâce au développement rapide de son industrie pétrolière de nouvelle génération, devrait dominer la production globale de pétrole dans les cinq années qui viennent. Ces développements imprévus ne représentent pas seulement un coup porté au prestige de l’Arabie saoudite, mais également une menace potentielle à l’encontre de la prospérité économique du pays sur le long terme –et tout particulièrement dans le contexte actuel post-printemps arabe, qui voit une augmentation des dépenses gouvernementales.
Mais si l’avenir du royaume apparaît décidément sombre, sa réponse apparaît des plus confuses. En l’espace de cinq jours, en avril, deux hauts représentants saoudiens ont dressé des portraits diamétralement opposés des plans de production pétrolière de leur pays.
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Le 25 avril, dans un discours prononcé à l’université de Harvard, le prince Turki al-Fayçal, ancien responsable de la principale agence de renseignement d’Arabie saoudite et actuel président du centre de recherches et d’études islamiques Roi Fayçal a annoncé que le royaume entend accroître sa production et la faire passer de 12,5 millions de barils par jour à 15 millions en 2020, soit une production qui continuerait aisément de faire de l’Arabie saoudite le principal producteur de pétrole mondiale. Mais cinq jours plus tard, lors d’un discours prononcé devant le centre des Etudes stratégiques et internationales à Washington, DC, le ministre saoudien des Ressources minérales et pétrolières, Ali al-Naimi, a fait passer un tout autre message et a rejeté la déclaration de Turki.
«Nous ne prévoyons rien de tel, pas même à l’horizon 2030 ou 2040, a-t-il déclaré. A dire vrai, le chiffre même de 15 millions n’est pas même à l’ordre du jour.»

Cacophonie au sommet?

Que faire alors de cet écart de 2,5 millions de barils par jour? Si l’on considère la dépendance mondiale à l’égard du pétrole et la hausse prévisible de demande de pétrole, un tel changement n’aurait rien d’anodin. Pour être précis, 2,5 millions de barils par jour est grossièrement l’équivalent de la production des principaux producteurs de pétrole, comme le Mexique, le Koweït, l’Irak, le Venezuela et le Nigéria. La décision de l’Arabie saoudite d’augmenter ou pas sa production de pétrole aura un impact sur tous les foyers du globe.
On pourrait être tenté d’écarter les projections grandioses de Turki au motif de son ignorance technique du sujet, et se focaliser sur la déclaration de la personne en charge de l’industrie pétrolière du pays. C’est certainement une des lectures possibles de cette cacophonie gouvernementale.
Mais en Arabie saoudite, le volume de production pétrolière est avant tout une décision politique. Au contraire de Naimi, ingénieur du secteur pétrolier qui a monté une à une les marches de la société saoudienne Aramco, Turki est un membre de la maison royale saoudienne et pour tout ce qui concerne la politique, son avis n’a pas moins d’importance. La dispute entre les deux hommes n’est finalement que le reflet de la décisions stratégique majeure que doit prendre l’Arabie saoudite au cours des années qui vienne: devra-t-elle creuser davantage de puits de pétrole ou pas?
Ne disposant d’aucune rentrée fiscale liée à l’impôt sur le revenu et avec une population de 28 millions de personnes dont 40% ont moins de 15 ans, sans oublier une population masculine employée pour l’essentiel dans un secteur public hypertrophié, l’Arabie saoudite est très dépendante des revenues du pétrole pour fournir tous les services sociaux qu’elle offre à ses habitants, du berceau à la tombe. Et les difficultés financières de l’Etat se sont encore aggravées après que le printemps arabe ait contraint le régime à combattre le mécontentement populaire et distribuant encore davantage de cadeaux et de subventions.
Pour encore compliquer les choses, l’Arabie saoudite est le sixième (oui le sixième!) consommateur mondial de pétrole, consommant donc plus de pétrole que l’Allemagne, la Corée du Sud et même le Canada. Avec tout le pétrole qu’il consomme, le pays n’exporte que 7 millions de barils par jour –alors même que les dépenses gouvernementales ne cessent de croître.

Le «prix juste» du baril

Tout cela pour dire que si l’Arabie saoudite souhaite garantir sa viabilité économique, elle doit absolument s’assurer que le prix de rentabilité du pétrole –le prix par baril nécessaire pour équilibrer son budget– correspond aux besoins fiscaux du pays. Ce prix de revient –le «prix raisonnable» ou, comme le disent les Saoudiens, le «prix juste»– a considérablement augmenté ces dernières années.
«En 1997, je considérais que 20 dollars était raisonnable. En 2006, je considérais que 27 dollars était raisonnable, a déclaré Naimi en mars. Le prix actuel est autour de 100 dollars... et je le considère toujours comme raisonnable.»
Selon l’Arab Petroleum Investments Corporation, le prix de revient se situe aux environs de 94 dollars, soit moins que le prix actuel du Brent. (L’Iran a besoin de vendre son baril à 125 dollars pour qu’il soit rentable, ce qui explique la guerre que se livrent l’Iran et l’Arabie saoudite au sein de l’Opep.) Mais en l’absence de réformes politiques profondes qui seules pourraient fournir à l’Arabie saoudite d’autres sources de revenu, ce prix de revient va sûrement augmenter.
A en croire Jawad Investment, une des plus importantes base de données concernant l’Arabie saoudite et implantée à Riyad, en 2020, le prix de revient sera aux alentours de 118 dollars par baril. Arrivé à ce stade, les liquidités de l’Agence monétaire saoudienne fondront comme neige au soleil et le prix de revient atteindra bientôt 175 dollars le baril en 2025 et plus de 300 dollars en 2030.
Et voilà donc le cœur du dilemme: afin d’équilibrer son budget dans le futur, l’Arabie saoudite devra donc produire plus de barils et les vendre à un prix moindre ou bien produire moins de barils –réduisant ainsi la production mondiale– afin de les vendre à un prix plus élevé.
Voilà le centre de la controverse Turki-Naimi. Ces deux représentants du pouvoir ont parfaitement compris le caractère central des revenus du pétrole dans la survie de la maison saoudienne, mais n’ont pas la même opinion de la manière dont cette survie pourrait être assurée. Turki pense que l’Arabie saoudite devrait augmenter sa capacité de production en se calquant sur la croissance globale de l’économie. Mais Naimi, la personne actuellement en charge d’atteindre cet objectif, préfère garder cet atout sous le coude et, si besoin, s’en servir. Si l’on se fonde sur l’histoire, c’est la vision de Naimi qui l’emportera. Depuis 1980, tandis que l’économie n’avait de cesse de connaître des hauts et des bas, les prix du pétrole ont plus que quadruplé en prix constant. Pourtant, l’Arabie saoudite, qui se trouve assise sur 1/5e des réserves exploitables, n’a que très peu augmenté sa production.

Des réserves surestimées?

Une des autres raisons de la répugnance de Naimi à augmenter la production pétrolière est qu’il sait que Sadad al-Husseini, l’ancien responsable des prospections de la société saoudienne Aramco aurait déclaré au consul général américain à Riyad en 2007. Selon un message diplomatique dévoilé par Wikileaks, Husseini aurait déclaré que l’Arabie saoudite avait probablement surestimé ses réserves en pétrole, jusqu’à 40%, ce qui signifie que même le rythme de production actuel est intenable sur le long terme.
Si ce qu’a déclaré Husseini est vrai, cela signifie qu’il ne peut y avoir qu’un seul moyen pour que le royaume continue de joindre les deux bouts: maintenir des prix très élevés en réduisant le développement de nouvelles capacités tout en ajustant la production de pétrole à la baisse afin de contrebalancer toute hausse de production issue du boom pétrolier américain.
Cela signifierait également que, contrairement à une croyance populaire, la hausse actuelle de la production pétrolière américaine n’aurait que peu d’impact sur le prix du pétrole brut et donc sur celui de l’essence à la pompe. Le pétrole est une matière première fongible et ses prix sont déterminés par le marché global. Si les Etats-Unis produisent davantage, l’Arabie saoudite produira moins et maintiendra ainsi le rapport entre l’offre et la demande au niveau actuel, assurant un maintien des prix élevés.
Cette dispute entre Turki et Naimi n’est pas une dispute théorique. C’est une dispute qui pourrait avoir de sérieuses implications sur le futur de l’économie mondiale. Que l’Arabie saoudite le veuille ou non –et elle ne le veut certainement pas– le marché global de l’énergie va s’ouvrir de plus en plus à la concurrence. Dans un marché concurrentiel, le pétrole doit être fourni par tous les producteurs en tenant compte à la fois de leurs réserves géologiques et de leurs marges. Il y a quelque chose de profondément malsain de voir les Etats-Unis, qui disposent d’environ 2% des réserves conventionnelles de pétrole produire plus de barils par jour que l’Arabie saoudite qui dispose de réserves dix fois supérieures.
L’Arabie saoudite se présente comme un producteur responsable et soucieux des besoins des pays consommateurs. Les besoins sont clairement en hausse. Il serait donc logique que le royaume augmente ses capacités de production en effectuant les investissements supplémentaires qui s’imposent. Si l’Arabie saoudite décidait de ne pas le faire, les Etats-Unis pourraient bien utiliser leurs immenses réserves en gaz naturel comme un atout majeur. Si les voitures et les camions américains venaient à pouvoir rouler en utilisant des carburants dérivés du gaz naturel –qu’il s’agisse de gaz naturel compressé ou de gaz liquides comme le méthanol ou même d’électricité produite par le gaz– le prix des carburant sera déterminé par des marchés divers et libres et plus par des décisions prises à Riyad.
Un système dans lequel les consommateurs de pétrole sont contraints de payer un «prix raisonnable» en hausse constante afin de renflouer les caisse d’une Arabie saoudite dont les besoins fiscaux sont eux aussi en hausse constante ne peut pas se maintenir sur le long terme, surtout à une époque où les pays les plus en difficulté économique tentent par tous les moyens de réduire leurs propres dépenses fiscales. Alors que la tendance mondiale est à l’élaboration de nouveaux moyens, moins onéreux, de propulsion des véhicules, le royaume saoudien ferait mieux, pour s’en sortir, de se creuser la cervelle (en impliquant d’ailleurs les femmes dans cette réflexion) en plus de creuser des trous dans le sol.
Gal Luft
Conseiller principal auprès du United States Energy Security Council et co-auteur de Petropoly: The Collapse of America's Energy Security Paradigm.
Traduit par Antoine Bourguilleau

slate.fr

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