13 décembre, 2011

Cinq ans après la mort du professeur Joseph Ki-Zerbo, où sont passés les « intellectuels africains engagés » ? (3/3)

En 1992, dix partis étaient représentés à l’Assemblée des députés du peuple. Le parti de Blaise Compaoré, l’ODP/MT, avait remporté une large majorité (78 des 107 députés) ; il recevra le soutien de cinq autres partis : PAI, MDS, PSB, UDS, MDP. Du côté de l’opposition, la CNPP/PSD - la formation de Joseph Ki-Zerbo - était, nettement (13 députés), le premier parti devant le vieux RDA (6 députés), l’ADF et l’URSI.

La CNPP/PSD s’était battue, lors de la mise en place du processus démocratique, pour l’organisation d’une conférence nationale souveraine. « Pour faire table rase d’une série de choses qui peuvent former écran et qui ne sont pas librement exprimées. Il existe des non-dits qui, en arrière plan, constituent autant de freins », m’avait déclaré alors Ki-Zerbo. Mais c’était, déjà, du passé, le professeur avait pris acte que les institutions étaient en place et qu’il existait désormais une légalité républicaine qui, me disait-il, « restait à conforter ». « Bien sûr, ajoutait-il, la présence d’un parti majoritaire écrasant enlève du sel à l’activité parlementaire. Un vote couperet peut mettre fin au débat. Le parti gouvernemental a même les moyens légaux de changer la Constitution. Cela ôte de l’intérêt au débat démocratique mais ne le rend pas inutile ».

La CNPP/PSD, comme bien d’autres partis, avait alors des difficultés de positionnement. Au Burkina Faso, les « révolutionnaires » avaient enterré la « Révolution », certains non sans regrets. La chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS quelques années plus tard avaient rendu inéluctable le processus enclenché par Compaoré dès 1987 ; les partis politiques burkinabè avaient, à des degrés divers, des références (parfois très floues, il est vrai) « marxistes ». Seul le RDA se détachait vraiment du lot ; il avait été, de tout temps, le parti des notables. « Nous, depuis toujours, me confiait Ki-Zerbo au sujet de la CNPP/PSD, nous nous sommes placés entre le communisme, incapable de régler les problèmes de l’Afrique, et le capitalisme pur et dur que nous récusons puisqu’il accroît les inégalités sociales, provoque des confrontations et des turbulences sociopolitiques graves. Nous prônons une voie médiane qui est celle du socialisme démocratique ». Il entendait montrer « qu’il existait une autre vision du développement de notre pays » (c’est pourquoi il faisait de la discussion du budget de l’Etat son cheval de bataille).

Ki-Zerbo avait développé un concept qui lui permettait de s’inscrire dans la vie politique du pays sans renier ses convictions. Il l’appelait le « consensus minimum ». Il me disait alors : « En Afrique, la conception unanimiste de la société fait que l’on considère que l’opposition est quelque chose d’anormal. Il faut un consensus minium pour accepter les textes fondamentaux et fondateurs. Là, seulement, il doit y avoir un minimum sur lequel toute la nation s’entend et sans lequel on ne peut pas cohabiter. Au-delà, la différence, c’est la sève de la démocratie ». Je n’avais pas manqué de lui faire remarquer que les oppositions, tout particulièrement en Afrique, manquaient de patience : elles ne voulaient pas rester des oppositions mais devenir « le » pouvoir. Le professeur l’avait alors emporté sur l’homme de parti (ce qui arrivait souvent chez Ki-Zerbo qui, cependant, ne manquait pas de malignité politique ; la meilleure preuve en a été sa longévité en la matière).

« Il y a comme un jeu dialectique, m’expliquera Ki-Zerbo. Il n’y a pas encore, du côté du pouvoir, cette habitude de traiter avec l’opposition comme avec une entité qui a autant d’importance que le pouvoir en place. Or, en matière de démocratie, l’opposition est aussi importante que le pouvoir. Là où il n’y a pas d’opposition crédible, la démocratie elle-même n’est pas crédible. Le pouvoir à tendance à se perpétuer, à élargir son champ d’action. C’est humain. Le problème, c’est d’arriver à mettre en place des garde-fous et à limiter les dégâts. Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir affirmait déjà Montesquieu*. Ce qui veut dire instaurer des contre-pouvoirs. Mais ceux-ci sont rares en Afrique, c’est un créneau vide. Il y a absence de structures limitatives que sont, ailleurs, les Eglises, les intellectuels, les opérateurs économiques, les syndicats, les médias. En Afrique, la société civile existe mais n’est pas structurée et opère dans un champ d’action qui est en dehors du champ formel de la démocratie ».

Ki-Zerbo avait alors, au moment de cet entretien, plus de 70 ans. Il était, avec Gérard Kango Ouédraogo, qui présidait à cette époque le groupe parlementaire RDA, la plus ancienne personnalité politique burkinabè encore en activité. La présence de ces deux dinosaures de la vie politique voltaïque était, pour Compaoré, l’expression de sa capacité à réconcilier la jeune génération avec l’ancienne, le Burkina Faso avec la Haute-Volta. L’essentiel était fait.

Mais Ki-Zerbo n’était plus dans l’air du temps ; il était, avant tout, un homme du passé et, du même coup, quelque peu dépassé. D’autant plus que Compaoré ne manquait pas d’accélérer le rythme du changement. En 1993, Ki-Zerbo claquera la porte de la CNPP-PSD et fondera le Parti pour la démocratie et le progrès/Parti socialiste (PDP/PS) qui tiendra son congrès constituant les 8-9-10 avril 1994. Le PDP/PS militera pour la constitution d’un Front démocratique burkinabè (FDB), considérant que « la pléthore des formations politiques complique singulièrement le problème de l’engagement politique » et que « l’émiettement actuel fait le jeu du pouvoir ». Il sera encore député ; il claquera encore les portes. Le « vieux lion » continuera de rugir et on écoutera, avec respect, ses rugissements ; mais ils n’effraieront plus personne.

Il continuera à écrire. En 2003, il publiera un livre d’entretien avec René Holenstein, historien, expert du développement et collaborateur de la DDC (institution suisse d’aide au développement). « A quand l’Afrique ? » aura un fort retentissement dans la presse francophone. Ki-Zerbo dira que « c’est le cri d’un veilleur de nuit pour interpeller, convoquer, provoquer et invoquer même toute cette jeunesse qui, parfois, est désorientée ». Une jeunesse africaine pour qui, disait-il, « le passé est aveugle, le présent est muet et l’avenir sourd ». Il prenait en compte que « l’Afrique noire a frôlé l’apocalypse à plusieurs reprises » du fait de la Traite, de la colonisation et de la décolonisation. « Il n’y a pas un autre continent qui ait subi des épreuves de ce genre » (ce qui est loin d’être vrai). Mais il n’entendait pas exonérer les Africains de leurs responsabilités : « Je ne suis pas de ceux qui mettent tous les torts sur le dos de l’Occident, loin de là ! Mais je dis que ce sont les Africains qui ont la plus grande part de responsabilité […] à commencer par nous-mêmes, intellectuels, parce qu’il ne faut pas nous mettre en dehors du coup non plus ». Il aimait affirmer et réaffirmer qu’il était, pour l’Afrique, « pessimiste à court terme, optimiste à long terme ». Il disait aussi : « On ne développe pas. On se développe ». Ki-Zerbo avait une interrogation universelle : « Au fond, qui sommes nous ? ».

Plus qu’un historien, Ki-Zerbo était un intellectuel africain engagé dans les combats de son époque. Un homme qui réfléchissait et agissait ; son action étant enrichie par sa réflexion et vice et versa. Il ne se contentait pas de s’exhiber médiatiquement comme le font trop souvent ceux qui pensent avoir quelque chose à dire. Une autre époque. Mais pas une époque révolue pour autant !

* La citation exacte, tirée de « L’esprit des lois » (1748) est : « Il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Cette affirmation a été souvent présentée par les commentateurs comme une revendication en faveur de la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire).

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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