19 novembre, 2011

TUNIS Ennahda n'a pas droit à l'erreur

Le parti islamiste Ennahda fait l'apprentissage de la vigilance et de la contestation populaire en matière de maintien des libertés en Tunisie.

Manifestation contre le parti Ennahda, à Tunis, le 25 octobre 2011. REUTERS/Zohra Bensemra

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Mehdi Farhat

Mise à jour du 19 novembre: Les islamistes d'Ennahda et les deux partis de gauche tunisiens CPR et Ettakatol ont conclu vendredi 18 novembre un accord de principe attribuant la présidence de la République à Moncef Marzouki (CPR), l'Assemblée constituante à Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol) et le gouvernement à Hamadi Jebali (Ennahda), ont annoncé des sources politiques.

Les résultats officiels définitifs des premières élections libres du 23 octobre en Tunisie ont été publiés ce jour. Le parti islamiste Ennahda arrive en tête avec 89 sièges sur les 217 de l’Assemblée Constituante, suivi par le parti de gauche nationaliste CRP (Congrès pour la République) avec 29 sièges, et le mouvement du milliardaire Hechmi Haamdi «Pétition populaire», 26 élus. Le taux de participation a été de 54,1%, soit 4 millions d’électeurs sur un corps électoral estimé à 7,5 millions. L’Assemblée constituante se réunira pour la première fois le 22 novembre dans les locaux de l’ancien Parlement à Tunis.

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«Il faut arrêter de choquer, de provoquer. Les femmes qui, à la chute de Ben Ali, ont décidé d'elles-mêmes de mettre le niqab dérangent celles qui portent des mini-jupes et inversement. (…) Il faut être réaliste. Nous sommes le parti d'une droite conservatrice. Dans chaque pays il y a des tabous. Par exemple en France, les partis de droite ont toujours été contre les mariages gays», confiait à Slate Afrique Houcine Jaziri, le porte-parole de Ennahda, le parti islamiste tunisien arrivé en tête avec 90 sièges sur 217 lors de l'élection libre pour l'Assemblée constituante.

Cet appel au calme et au «consensus» autour des libertés individuelles tunisiennes, à redéfinir et à réaffirmer dix mois après la révolution de janvier 2011, ne correspond pourtant pas à l'image que certains se sont forgés des islamistes.

Dès l'annonce de leur victoire, on ne comptait plus dans les médias les mises en gardes des journalistes étonnés de voir s'exprimer par les urnes la culture arabo-musulmane des Tunisiens, tout en continuant à observer la Tunisie par le prisme de leur propre culture.

«On ne nous a pas laissé triompher et célébrer notre victoire. Très vite, il y a eu beaucoup de critiques idéologiques de "laïcards". Des femmes qui sont descendues dans la rue. Nous, nous avons respecté les règles du jeu. Nous n'avons pas décidé ces lois ou organisé les élections», rappelle le porte-parole.

«Les islamistes ne sont pas tous les mêmes», Hillary Clinton.

En France, les inquiétudes des politiques ont été telles que les discours officiels reconnaissant la réussite et le succès des élections se sont fait attendre. De leur côté, les diplomates américains plus réactifs que leurs homologues français, s'empressaient de saluer la victoire de Ennahda, n'hésitant pas à modérer les réticences tout en affichant leur confiance envers le parti élu:

«L’idée que des musulmans pratiquants ne peuvent s’épanouir dans une démocratie est insultante, dangereuse, et fausse (…) La façon dont les partis se nomment a moins d’importance à nos yeux que ce qu’ils font réellement.»

«Les islamistes ne sont pas tous les mêmes», déclarait la secrétaire d'Etat Hillary Clinton qui, à la suite de l'annonce des résultats partiels des élections, promettait sans hésitation que l'Amérique «travaillera avec eux».

En tenant un discours rassurant et en se plaçant au plus près des Tunisiens de l'arrière pays notamment, des simples croyants, la plupart néophytes en politique et quelque peu dépassés par les enjeux structurels que traverse le pays, le parti Ennahda a tenu à se démarquer de ses adversaires.

«Quel parti rassure aujourd'hui à part Ennahdha? Même à gauche on sent des radicalismes, on entend des propos qui n'appellent pas au calme. Ça ne rassure pas les hommes d'affaires, les marchés boursiers, ni même l'Europe», estime Houcine Jaziri.

Sur fond de «l'affaire Charlie Hebdo», les premiers signaux venus de France ont donc été jugés en marge des votes et des résultats électoraux.

«La France a toujours l'oeil sur notre démocratie, alors qu'elle a soutenu le régime de Ben Ali. Nous ne pouvons plus cautionner ça. Monsieur Juppé (Ndlr, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères français) a bien fait de revenir sur ses déclarations», poursuit le porte-parole.

La France a en effet «conditionnée» son aide à la Tunisie au respect des droits humains.

«Nous ne voulons pas imposer un style de vie particulier», déclarait en réponse Rached Ghannouchi, qui par ailleurs affirmait que la religion sera absente de la Constitution et que son parti ne reviendrait pas sur l'interdiction de l'alcool ou sur le port de vêtements occidentaux.

Ennahda fait les frais des petites phrases en politique

Persuadés qu'ils rassurent les familles et qu'ils incarnent le mieux par ailleurs la lutte contre la corruption, les islamistes de Ennahda n'ont pas perdu de temps pour prendre leur responsabilité et commencer à gouverner un pays après dix mois de politique transitoire.

Mais les premiers messages publics du leader du parti, Rached Ghannouchi et d'autres membres du mouvement Ennahda, n'ont cependant pas eu les effets escomptés. A tâtons, les représentants du parti majoritaire marchent médiatiquement sur des œufs, et découvrent que la politique est aussi l'affaire de «petites phrases» et que les observateurs attendent au tournant ces nouveaux responsables politiques.

A titre d'exemple, au sujet des déclarations de Rached Ghannouchi concernant la langue française, cette «pollution linguistique», Houcine Jaziri s'évertue à recontextualiser:

«Ces déclarations ne portaient pas sur la France. Rached Ghannouchi est revenu sur un recul linguistique en Tunisie, comme l'anglicisme pour le français. Mais on a sorti cette déclaration de son contexte. On cherche à sortir des petites phrases, à déstabiliser notre parti», s'insurge Houcine Jaziri.

Le garant des libertés à deux vitesses?

Le jeu des «petites phrases» autour des libertés individuelles est donc engagé. La tête de liste du parti dans la circonscription de Tunis 2, Souad Abderrahim, vient d'en faire les frais. Revenant sur le statut des mères célibataires, la représentante «non-voilée» du parti Ennahdha a déclenché l'ire des Tunisiens attachés au Code du statut personnel de la femme.

«Les mères célibataires ne devraient pas aspirer à un cadre légal qui protège leurs droits. (…) Les mères célibataires étaient une infamie», déclarait-elle le 9 novembre 2011 sur les ondes de la radio Monte Carlo Doualiya.

Des déclarations sans concessions, qui pour certains marquent la levée du voile autour des réelles intentions du parti majoritaire. Reste que pour comprendre ces écarts de discours au sein même du parti, entre ceux qui rassurent et ceux qui mettent le feu aux poudres, il faut rappeler que Ennahda n'est pas un mouvement parfaitement homogène, mais bel et bien traversé par différents courants. Conscients de leur dissensions internes, les responsables ont tenu à ne pas s'occuper de certains ministères dans la répartition de leurs représentants au sein du prochain gouvernement.

«Nous ne voulons pas de rupture brutale, mais une continuité. Nous ne voulons pas investir certains ministères. Le ministère des Affaires religieuses doit revenir à une personnalité indépendante. Par ailleurs, il y a un courant culturel fort au sein de notre parti. Il faut séparer le culturel du politique. Nous ne voulons pas dominer la culture tunisienne. Nous n'investirons donc pas certains ministères, comme celui de la culture ou de l'éducation», assure le porte-parole de Ennahdha.

86% des femmes de l'Assemblée constituante sont de Ennahda

A contre-courant des messages envoyés par Ennahda, on a pourtant le sentiment qu'en Tunisie les libertés individuelles sont bien au cœur des préoccupations et ce, même si la population attend les premières actions concrètes du parti avant de se prononcer.

«On ne peut pas les condamner dès le départ. On attend de voir le concret après les déclarations. On est toujours sur nos gardes», confiait à Slate Afrique un Tunisois militant du parti Ettakatol.

Les responsables d'Ennahda redoublent donc d'efforts pour faire entendre leur intransigeance quant au maintien des libertés. Concernant les Tunisiennes, toujours sous-représentées politiquement malgré les promesses des partis, Ennahda assure que le Code du statut personnel sera non-seulement conservé mais devrait aussi évoluer. Avec 65% de bachelières en 2010, l'électorat féminin ne peut plus être négligé:

«Nous ne sommes pas en guerre contre les femmes. Notre parti devra faire des efforts pour inclure les femmes dans le gouvernement. Qu'elles deviennent des administrés, nos prochains ministres. Sur les 49 femmes que compte l'assemblée constituante, 42 sont de Ennahda, soit 86%», rapporte Houcine Jaziri.

Mais l'actualité rend plus sceptique quant au futur statut des femmes en Tunisie. Au lendemain des résultats partiels des élections, des centaines de femmes et d'hommes défilaient à Tunis pour exprimer leur peur de voir leurs droits aux libertés s'amoindrirent. Une manifestation que le responsable d'Ennahda ne prend pourtant pas au sérieux:

«Elles ont bien sûr le droit de défiler. Mais celles qui n'acceptent pas le choix du peuple me font rire. C'est antidémocratique. Cette manifestation, c'était théâtrale. C'est une minorité intellectuelle qui a peur. Je ne prends pas au sérieux ces manifestations. Est-ce que ces femmes ont fait la révolution? Rien n'est moins sûr», considère le porte-parole de Ennahda.

Des tensions autour des libertés qui ne faiblissent pourtant pas localement. Une enseignante de théâtre dans la ville de Gabes dans le Sud tunisien a été accusée par ses élèves et leurs parents de porter atteinte à l'islam en revenant sur le film Persepolis dont la diffusion à fait l'objet de nombreuses polémiques. Interrogée par le journal Al Chourouk, cette dernière s'est justifiée, menacée par une pétition parentales qui exigent son arrestation:

«Ces accusations ne sont pas fondées. Je n'ai pas attaqué la religion, ce sont les élèves qui ont provoqué le débat et donné leur avis. Je n'ai pas pris de position. (...) Comment peut-on admettre qu’un élève demande de virer son enseignant? Personne ne doit se mettre en position de juger une autre personne pour ses idées!»

Des débats qui se succèdent et qui finalement se ressemblent: les libertés individuelles cristallisent à présent les tensions entre les Tunisiens. A l'affût du moindre écart de la part de Ennahda, la refonte de l'identité tunisienne basée sur les conditions de la révolution, semble devenue incontournable. Un «chantier» qui ne devra exclure personne dans les prochains débats d'idées que suscitera l'écriture de la nouvelle Constitution tunisienne.

Mehdi Farhat

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