07 août, 2011

Tournant critique pour la justice pénale internationale Selon l’expert suisse la justice pénale internationale est de plus en plus instrumentalisée.

Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans l'attente du commandant en chef de l'armée de la République serbe de Bosnie.
Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans l'attente du commandant en chef de l'armée de la République serbe de Bosnie. (Keystone)

Par Alexander Künzle, swissinfo.ch


Selon l’expert suisse Guénaël Mettraux, la justice pénale internationale est de plus en plus instrumentalisée. La question de sa crédibilité pourrait devenir aiguë. Interview.


Il y a vingt ans, la sécession de la Slovénie et de la Croatie marquait le début de la chute de la Yougoslavie. La folie nationaliste et l’avidité de pouvoir de certains politiciens ont provoqué la guerre sanglante que l’on sait. Les conséquences en sont aujourd’hui encore sensibles.

Les deux criminels de guerre les plus recherchés depuis près de vingt ans n’ont été arrêtés que récemment. Ratko Mladic et Goran Hadzic ont été appréhendés en Serbie et acheminés vers La Haye.

Des Suisses sont actifs au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). L’ancienne procureure de la Confédération, Carla del Ponte, en fut la représentante la plus connue. Elle officia comme procureure en chef pour les crimes de guerre en ex-Yougoslavie de 1999 à 2007.

Un autre citoyen helvète travaille depuis des années à La Haye, mais loin des projecteurs. Guénaël Mettraux a débuté au TPIY en tant que conseiller juridique auprès des juges, avant de rejoindre l’équipe des défenseurs. A ce titre, il a obtenu un des premiers acquittements majeurs de la cour.

Guénaël Mettraux est bien placé pour analyser l’évolution du travail du TPIY. Or, selon lui, le danger d’instrumentalisation est de plus en plus marqué et, avec lui, la menace pesant sur sa réputation.


swissinfo.ch: En tant qu’avocat des droits de l’homme, comment faites-vous pour défendre quelqu’un qui est accusé d’avoir tué des dizaines de milliers de personnes?

Guénaël Mettraux: Il y a deux réponses à cette question. La première est de type anglo-saxon: c’est au juge de juger, non à l’avocat. Le rôle du défenseur consiste à faire valoir les droits de l’accusé aussi bien que possible.

Ma deuxième réponse est que, en tant qu’avocat, j’ai eu, heureusement, à défendre des personnes qui faisaient partie des «rares innocents». Mes deux clients, Sefer Halilovic et Ljube Boskoski, ont en effet été acquittés.

Je suis avocat et je ne nie pas les crimes commis. Il m’importe en revanche de savoir si mon client a commis ces crimes et s’il peut être mis en cause pour cela.

Malheureusement, la culpabilité des prévenus est de toute façon considérée comme certaine par le grand public. Lorsque quelqu’un est accusé de crimes de guerre, beaucoup pensent qu’il les a effectivement commis. Cette attitude est compréhensible mais elle montre aussi l’incapacité à admettre la possibilité de l’«innocence» dans ce domaine

Car dans une guerre comme celle qui a eu lieu en Bosnie, la faute, c’est-à-dire la responsabilité, est une notion assez relative. Le droit punit moins la culpabilité en soi que la personne qui a participé activement au crime. La responsabilité juridique, la responsabilité morale et la responsabilité politique ne sont pas une seule et même chose. Le TPI se prononce sur la responsabilité juridique uniquement.


Guénaël Mettraux pratique le droit international pénal en tant qu’avocat de la défense devant différents tribunaux pénaux internationaux.

Guénaël Mettraux pratique le droit international pénal en tant qu’avocat de la défense devant différents tribunaux pénaux internationaux. (DR)

swissinfo.ch: Vous préparez-vous déjà en vue d’éventuels clients en provenance de Libye ou de Syrie?

G.M.: Non, ce n’est pas ainsi que je fonctionne! Ce n’est pas moi qui cherche mes clients! Les gens viennent vers moi car ils pensent que je suis à même de les défendre.

C’est pourquoi je n’ai pas le droit d’avoir des préjugés à l’encontre les accusés. Mon expérience m’a montré qu’il y a régulièrement des personnes innocentes parmi les accusés. En d’autres termes, il vaut la peine d’exercer ce métier.

Cela ne signifie pas non plus que mes clients ne se composeront à l’avenir que de personnes criant leur innocence sur les toits.

De plus, en tant qu’avocat d’office, je sers la cause de la justice en général. Le droit n’existe pas sans avocat. Nous garantissons que les juges disposent de tous les faits pertinents. C’est ça, mon travail, et non pas de prendre parti.


swissinfo.ch: Que pensez-vous du fait que quelques-uns de vos client ont été acceptés, voire soutenus, par des politiciens occidentaux élus démocratiquement?

G.M.: Je ne fais pas partie des avocats qui font de la politique. J’essaye au contraire de tenir la politique à l’écart du tribunal. D’un autre côté, nous avons besoin de soutien politique et de collaboration. Lorsque j’ai besoin d’accéder à des archives, lorsque je veux pouvoir interroger des témoins éventuels, le monde politique est pratiquement incontournable.

Je constate, et cela me dérange de plus en plus, que la justiciabilité internationale est toujours davantage instrumentalisée. La Cour pénale internationale de La Haye devient, pour certains, le moyen d’atteindre un but et non le but en soi.

Le droit a toutefois un caractère universel. C’est pourquoi il n’a rien de politique. Le droit doit être respecté partout. Mais, aujourd’hui, les verdicts sont de plus en plus détournés de leur valeur intrinsèque pour servir des fins politiques.


swissinfo.ch: La sincérité et la crédibilité de la cour peuvent-elles en souffrir?

G.M.: Le problème de la sincérité se trouve tout entier dans la question du rapport entre politiciens démocratiquement élus avec les détenteurs de régimes non légitimes. Ceux-ci, que mes clients ont servis ou servent encore, ne posent pas un problème du jour au lendemain. Ils posent des questions depuis longtemps, au su et au vu de l’opinion.

Cela n’a pas empêché des politiciens démocratiquement élus de faire des affaires avec ces régimes, aussi longtemps que cela a été possible. Et les personnes au pouvoir dans ces régimes se retrouvent soudainement accusées de crimes de guerre que l’on veut juger devant un tribunal.

C’est pourquoi le tribunal devra aussi, un jour, se tourner vers «nous», pour rester crédible. «Nous», les Suisses, les Allemands, les Français, etc.

Cette problématique nous a déjà occupés dans les cas de Milosevic ou de Charles Taylor. Ce sera à nouveau le cas si le Soudanais Al Bashir, le Libyen Kadhafi et d’autres sont livrés à La Haye. La question se pose de savoir jusqu’à quel point la jurisprudence peut rester neutre.

Qui décide quel criminel de guerre peut être inculpé et quel autre ne doit pas l’être? Devrons-nous aussi débattre de la légitimité de la procédure juridique? A mon avis, nous n’en sommes pas encore là, mais nous nous approchons dangereusement de cette zone de questions.


Alexander Künzle, swissinfo.ch
Traduction de l’allemand par Ariane Gigon


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