20 août, 2011

Affaire Takieddine, une liaison dangereuse en Sarkozie

article + infographieRôle trouble dans les négociations de contrats d'armements, situation fiscale peu claire, relations privilégiées avec le pouvoir... Les révélations se multiplient autour du marchand d'armes franco-libanais. Une chronologie pour y voir plus clair.

Par Quentin Girard (texte), Thomas Guillembet (illustration)

Brice Hortefeux et Jean-François Copé en vacances avec leurs femmes invités par Ziad Takieddine en août 2003. (Mediapart)

Depuis la mi-juillet, le site Internet Mediapart cumule les révélations sur le marchand d'armes franco-libanais Ziad Takieddine: rôle trouble dans la négociation de contrats avec la Libye, l'Arabie Saoudite et le Pakistan, situation fiscale peu claire, relations privilégiées avec les proches de Nicolas Sarkozy, etc.

Ziad Takieddine est ainsi soupçonné d'avoir été un élément clé de plusieurs affaires et d'avoir, via un système de commissions et de rétrocommissions, financé ou tenté de financer une partie de la droite française. En échange, il serait devenu un intermédiaire incontournable dans les contrats d'armement et aurait bénéficié de plusieurs avantages – comme le fait de ne pas payer d'impôts alors qu'il possède plusieurs millions d'euros de biens dans l'hexagone.

Jeudi 18 août, le site Mediapart a fait de nouvelles révélations, expliquant notamment que Total avait versé des commissions au marchand d'armes pour obtenir un contrat gazier en Libye.

Comprendre son parcours, c'est cerner quinze ans de relations troubles entre le clan Sarkozy et des pays comme la Libye ou le Pakistan. Depuis 1994, cet homme est un serpent de mer qui semble s'être toujours retrouvé là où il fallait (ou pas, selon les points de vue).

La chronologie ci-dessous permet de mettre en évidence l'enchaînement des événements. Elle est mise à jour avec les derniers événements ou révélations.

1994: Deux intermédiaires libanais, Ziad Takieddine et Abdulrahman El-Assir, sont mandatés au dernier moment par la France pour mener à bien les négociations pour deux importantes ventes d'armes. Le premier contrat est signée avec l'Arabie saoudite et porte sur la livraison de frégates, l'opération Sawari II. L'autre est négocié avec le Pakistan, c'est le contrat Agosta, et porte sur des sous-marins (pour 5,4 milliards de francs).

François Léotard est alors ministre de la Défense, Nicolas Sarkozy au Budget, Edouard Balladur est Premier ministre. Des années plus tard, les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire soupçonnent que Takieddine ait été imposé comme intermédiaire pour qu'il reverse des rétrocommissions afin de financer la campagne de Balladur.

Dans le cadre des contrats d'armements, il y a toujours des intermédiaires. Mais évidemment, les politiques ne doivent pas favoriser tel ou tel intermédiaire pour qu'il leur reverse ensuite de l'argent personnellement ou pour leur parti, ces fameuses rétrocommissions.

21 septembre 1994: Signature du contrat Agosta. Selon le journaliste Guillaume Dasquié, sur Owni.fr, «le schéma de corruption profite en particulier à Ali Zardari - époux du Premier ministre de l'époque Bénazir Bhutto, avant de devenir plus tard président du Pakistan».

Mai 1995: Jacques Chirac gagne l'élection présidentielle.

Début 1996: Le nouveau président décide la suspension du versement de commissions susceptibles de donner lieu à des rétrocommissions. Une information que confirme Charles Millon, ministre de la Défense de 1995 à 1997, en juin 2009. L'interruption de ces commissions est une très mauvaise nouvelle pour l'intermédiaire Takieddine qui ne touche pas l'intégralité des sommes qu'il avait négociées.

1996-1998: Sans doute après l'intervention de Rafic Hariri auprès de Chirac – les deux familles sont très liées, l'ancien président français est actuellement logé gratuitement dans un appartement très chic de l'ancien Premier ministre libanais à Paris – Ziad Takieddine perçoit finalement une partie des commissions prévues sur le contrat saoudien Sawari II, selon Mediapart. Il reçoit au total 130 millions de dollars. Sa fortune est faite. Il achète un «hôtel particulier à Paris, une maison à Londres, une villa au cap d'Antibes», assure le site, où il recevra en vacances des années plus tard les proches de Nicolas Sarkozy.

1998-2000: Plusieurs militaires pakistanais soupçonnés d'avoir touché des commissions lors du contrat Agosta sont inquiétés par la justice de leur pays.

2001-2008: Un tableau analytique révélé par Mediapart montre que durant cette période, Ziad Takieddine a versé près de 12 millions d'euros en paiements secrets dont plus de 4 millions en 2005 et 2006, années pré-électorale. Interrogés en 2011 par le site d'investigation, qui soupçonne évidemment des rétrocommissions et/ou des financements occultes, le franco-libanais s'énerve: «Qu'est-ce que vous voulez? Vous voulez abattre un président de la République? Eh bien faites-le, à votre manière. Je n'ai rien à vous dire, sauf vous attaquer.»

8 mai 2002: Attentat de Karachi, quatorze morts, dont onze Français qui travaillaient à l'exécution du contrat Agosta. Après avoir privilégié l'hypothèse islamiste, la piste actuellement examinée par les juges anti-terroristes est celle de représailles suite au non-versement par l'Etat français d'une commission sur ce contrat d'armement destinée à des officiels pakistanais.

L'enquête est confiée alors au juge Jean-Louis Bruguière.

En janvier 2011, on apprend finalement que la piste financière a été immédiatement envisagée par la DGSE. «Au Pakistan, les contrats militaires sont célèbres pour les pots de vin et les commissions demandées par les officiers pakistanais et les hommes politiques», explique une note de l'époque.

Fin 2002: Les Pakistanais veulent faire porter le chapeau de l'attentat aux islamistes. Dans ses notes, la DGSE relève les incohérences de l'enquête voire les tentatives de falsification.

2003: Négociation entre la France et l'Arabie Saoudite sur le contrat Miksa. Evalué à 7 milliards d'euros, Miksa doit protéger les frontières saoudiennes. Les négociations sont gérées en France directement par Claude Guéant et Brice Hortefeux. Takieddine doit théoriquement toucher 350 millions d'euros de commissions, assure Mediapart.

Août 2003: Les couples Copé et Hortefeux sont invités par Takieddine dans sa propriété au cap d'Antibes pour des vacances de rêve. Copé confirme à Mediapart avoir eu des relations «strictement amicales». Selon Mediapart, «l'homme d'affaires a effectivement pris en charge, via la société Translebanon, les voyages de Jean-François Copé et de son épouse à Londres puis à Venise, en octobre 2004. Et encore une fois à Londres, en octobre 2005». A ces différentes époques, Jean-François Copé a des fonctions importantes au gouvernement (secrétaire d'Etat aux Relations avec le Parlement, ministre délégué à l'Intérieur puis ministre délégué au Budget).

Septembre 2003: Levée des sanctions de l'ONU sur la Libye.

Début 2004: Chirac bloque les négociations sur le contrat Miksa avec l'Arabie Saoudite. Il soupçonne un possible financement politique occulte des sarkozystes pour l'élection présidentielle de 2007.

20 avril 2004: Takieddine est victime d'un étrange accident sur l'île Moustique dans les Caraïbes – sans doute une tentative d'assassinat. Il est rapatrié d'urgence à Paris après avoit été examiné sur place par un médecin français proche de Copé. Certains y voient un lien avec son rôle dans les négociations du contrat Miksa.

Octobre 2004: Levée de l'embargo militaire de l'UE sur la Libye. Le temps des affaires va vite reprendre avec ce riche état pétrolier.

Septembre à décembre 2005: Selon Mediapart, «Ziad Takieddine est l'organisateur des visites à Tripoli de Claude Guéant, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, et de Brice Hortefeux, ministre délégué... aux collectivités territoriales». Plusieurs négociations sur des contrats militaires débutent. Le ministère de l'Intérieur est en première ligne, alors que, logiquement, cela devrait être le ministère de la Défense. Il est vrai toutefois que plusieurs de ces contrats concernent des questions d'immigration et de sécurité (comme la surveillance des frontières ou les passeports biométriques) et que c'est à l'époque le premier argument de Nicolas Sarkozy pour la campagne présidentielle de 2007.

Avril 2006: Selon des documents présentés par Mediapart, Ziad Takieddine propose à la Libye un système de cryptage, Cryptowall, vendu par la société française I2E et censé protéger des interceptions de communication par le système américain Echelon. Le contrat s'élève à 33 millions, sur lesquels Ziad Takieddine doit toucher une commission.

2006-2008: Takieddine place sous sa protection -financière, juridique et immobilière- à Londres le neveu de Kadhafi, Mohamed Senoussi, pour qui il aurait dépensé en 2007 plus d'un million d'euros, notamment en frais d'avocat. Soupçonné par la justice britannique d'avoir tabassé deux prostituées (dans une maison louée par le marchand d'armes) en novembre 2006, l'affaire est étouffée pour ne pas compromettre un contrat entre BP et la Libye.

Avril 2007: Ziad Takieddine obtient en pleine campagne présidentielle des commissions dont un premier versement de 4,5 millions d'euros sur le matériel de guerre électronique vendu par la société I2E à la Libye, selon Mediapart.

Selon le site Internet, Claude Guéant, alors directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l'Intérieur, a particulièrement œuvré pour que Ziad Takieddine touche cet argent.

Mai 2007: Election de Nicolas Sarkozy.

11 juin 2007: Ziad Takieddine se réjouit de cette victoire. Dans une note confidentielle révélée par Mediapart, il préconise la création d'une «nouvelle société placée sous le contrôle du gouvernement (...) afin de développer les exportations de matériels français en Libye».

24 juillet 2007: Libération des infirmières bulgares. L'opération est présentée comme un grand succès diplomatique pour la France et Nicolas Sarkozy. Takieddine, grâce à ses connexions avec le pouvoir libyen, aurait joué un rôle important.

Septembre 2007: Takieddine, dans une note confidentielle, se réjouit de l'excellence des relations entre la France et la Libye.

10 Décembre 2007: Visite de Kadhafi à Paris. Tapis rouge et tente d'apparat.

13 décembre 2007: Claude Guéant, alors secrétaire général de l'Elysée, déclare que la libération des infirmières bulgares a été obtenue sans contrepartie. En réalité, elle s'inscrit dans une logique de nombreux partenariats commerciaux et d'entraide diplomatique futurs.

2008: Avec le départ en retraite du juge Bruguière, l'instruction de Karachi est reprise par les juges Marc Trévidic et Yves Jannier.

Juillet 2008: Visite du président syrien Bachar Al-Assad à Paris après plusieurs mois de crise politique au Liban et un déplacement en juin à Damas de Claude Guéant. Mediapart soupçonne Ziad Takieddine d'en avoir été le principal organisateur.

Septembre 2008: Visite de Nicolas Sarkozy en Syrie. Annonce de plusieurs accords au bénéfice du groupe Total. Le marchand d'armes espère alors recevoir de l'argent comme le montre des documents révélés par le site d'informations. Le projet ayant été abandonné, il n'aurait finalement rien obtenu de la part du groupe pétrolier français.

Fin 2008: Les juges commencent à privilégier la thèse de la vengeance dans l'affaire de l'attentat de Karachi. Ils estiment quelques mois plus tard que cette piste est «cruellement logique».

Décembre 2008: Le groupe Total passe par Takieddine pour négocier les droits d'exploitation d'un champ gazier en Libye. L'affaire, traitée directement par Christophe de Margerie, le pédégé, est conclue avec une obscure compagnie pétrolière North Global Oil & Gas Company Ltd domiciliée au Liechtenstein (et en fait propriété de Takieddine). Total devra au total payer 140 millions de dollars à cette compagnie si le contrat aboutie.

2009: Le premier montage financier de Total pour obtenir les droits d'exploitation du champ gazier échoue. Un deuxième est mis en place et Takieddine, selon Mediapart, passe par Claude Guéant pour qu'il appelle Christophe de Margerie afin d'accélérer les négociations. A l'automne, il reçoit finalement un premier versement de 6,9 millions d'euros. Le contrat, ensuite, n'aboutira pas et les versements suivants n'auront jamais lieu.

7 mai 2009: Les deux principaux suspects de l'attentat de Karachi, pakistanais et islamistes, sont acquittés.

15 février 2011: Amplification des manifestations en Libye. Début de la répression violente.

5 mars 2011: Ziad Takieddine est arrêté au Bourget de retour de Libye avec 1,5 million d'euros en liquide dans ses valises, comme le révèle L'Express. Il n'est pas poursuivi. Il était dans le même avion que les journalistes du Journal du Dimanche partis interviewer le colonel Kadhafi.

Certains journaux, notamment Le Nouvel Obs, soupçonnent qu'il ait servi d'intermédiaire pour obtenir l'interview de Kadhafi. Le directeur de la rédaction du JDD, Olivier Jay, explique avoir «choisi de ne pas faire de commentaire. Nous préservons le secret des sources.»

17 mars 2011: Vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l'ONU. Début des raids aériens le 19 mars pour sauver Benghazi.

7 Juillet 2011: Le domicile de Thierry Gaubert, ancien proche de Nicolas Sarkozy – il a travaillé pour lui à la mairie de Neuilly et au Budget sous Balladur – est perquisitionné. Les policiers de la Division nationale des investigations financières (DNIF) souhaitent suivre la piste Takieddine au sujet de l'affaire Karachi. Thierry Gaubert est un ami du marchand d'armes. C'est lui qui a prévenu Copé de «l'accident» du Franco-Libanais sur l'île Moustique.

Thierry Gaubert est également accusé en ce moment de prise illégale d'intérêts et d'abus de biens sociaux dans le cadre d'une affaire immobilière dans les Hauts-de-Seine au début des années 90. L'affaire est toujours en cours.

12 juillet 2011: Mediapart révèle que, malgré un patrimoine estimé à plus de 40 millions d'euros dans l'hexagone, Ziad Takieddine n'a pas payé d'impôts en France de 2002 à 2007 et en 2009.

S'il déclare bien un revenu venant d'une entreprise libanaise, il est sans aucun rapport à son train de vie. Pour Mediapart, «pour la seule année 2003, quand Brice Hortefeux et Jean-François Copé s'y sont rendus ensemble, la résidence d'Antibes a coûté 333.000 euros, soit l'intégralité des revenus officiellement perçus par l'homme d'affaires». Via un système de société civile immobilière, de société basée à l'étranger et de prête-noms, Ziad Takieddine n'apparaît nulle part officiellement.

Selon l'AFP, Ziad Takieddine ferait l'objet d'un contrôle fiscal depuis le mois de novembre 2010.

20 juillet 2011: Daniel Goldberg, député PS de Seine-Saint Denis, réclame l'audition de Claude Guéant sur son rôle dans la libération des infirmières bulgares.

Le président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, Jérôme Cahuzac (PS), annonce qu'il a l'intention «d'exercer son pouvoir de contrôle» s'agissant de la situation de Ziad Takieddine.

1er août: Interrogé sur la situation fiscale de de Takieddine par un auditeur sur France Inter, le ministre de l'Economie François Baroin explique qu'il a le droit au secret fiscal, comme tout le monde.

Ce qu'il faut retenir et les zones d'ombre:

Sur Karachi

Si la piste financière pour l'attentat de Karachi reste privilégiée, elle n'a pas été formellement prouvée.

• Les différents gouvernements français au pouvoir pouvaient-ils savoir qu'une telle menace pesait sur les ouvriers français?

• Pourquoi Ziad Takieddine a-t-il été imposé comme intermédiaire lors des négociations en 1994? Jusqu'à quel point a-t-il suivi l'affaire ensuite?

• Devait-il reverser une partie de l'argent qu'il n'a finalement pas reçu à des politiques français ou à des officiels pakistanais? Ce non-reversement a-t-il provoqué la mort de onze Français?

Sur la Libye

• Comment Ziad Takieddine est-il devenu l'intermédiaire privilégié de la France pour négocier avec Kadhafi? Qu'a-t-il promis au clan Sarkozy pour que tout passe par eux, notamment Guéant, et qu'a-t-il obtenu en échange?

• Alors que des notes de 2002 de la DGSE évoque la possibilité de la piste financière pour Karachi – et donc de la possible implication de Ziad Takieddine – pourquoi est-il toujours consulté lors de négociations avec d'autres pays? Aucun proche de Sarkozy n'a semblé s'inquiéter à l'époque du fait que c'était une éventuelle «bombe à retardement».

• Quel rôle a-t-il pu jouer lors des premiers mois de l'année 2011 avant la guerre de la France contre la Libye?

Sur le dossier fiscal français

• Alors que manifestement Ziad Takieddine n'a jamais caché son argent, pourquoi les contrôleurs fiscaux n'ont-ils pas été plus curieux?

• Que savaient Copé et Hortefeux des déclarations fiscales de cet intermédiaire précieux? L'Etat français a-t-il fermé les yeux car il était trop utile?

.liberation.fr/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire