03 avril, 2011

Tunisie, Libye, Égypte : désengagement américain ?

come4news.comÀ quoi correspond au juste le désengagement apparent des États-Unis des opérations en Libye ? Peut-être à éviter de se voir considérer être l’instigateur de tout ce qui pourra se produire en Afrique et au Moyen-Orient. Qu’on le veuille ou non, non seulement Kadhafi conserve des partisans, mais divers chefs d’États africains ou du Proche-Orient peuvent argumenter de manière crédible pour une partie de leurs opinions qu’ils constituent un rempart contre la mainmise de leurs pays par « l’étranger », les « Occidentaux », &c.

En préalable, voici une lettre, datée Poissy (son lieu de détention), du 23 janvier. Elle est d’Illich Ramirez Sanchez et s’adresse principalement à l’African People’s Committee, une organisation d’inspiration socialiste panafricaine, qui avait notamment fait partir de Tripoli un bateau à destination des Palestiniens de Gaza.

« Après l’effondrement de l’Union soviétique et le Pacte de Varsovie, la Guerre froide telle qu’on la concevait a changé de nature, se poursuivant en tant que confrontation entre pouvoirs et non plus conflit idéologique. L’ennemi principal reste l’impérialisme yankee et le sionisme.
La succession des crises financières révèle que le système capitaliste parvient à son stade impérialiste final, devenant plus dangereux que jamais alors qu’il se débat pour sa survie pour la première fois.
Le président Ben Ali quitta la Tunisie sous la pression des États-Unis, afin d’éviter que l’insurrection devienne une révolution. L’Égypte, au régime flageolant, délité, suit : les impérialistes yankees vont engager l’Égypte dans un prétendu processus « démocratique », afin de prévenir une révolution. Le système libyen de gouvernement incarne, sous l’égide d’un chef de file historique indiscutable, la Jamahiriya. Des mesures socialistes rationnelles devraient être rétablies pour inverser l’extension croissante entre les riches et la large majorité dépourvue de richesses.

Le colonel et Frère a été le seul à exprimer sa gratitude à l’égard de Ben Ali, l’homme qui aida la Jamahiriya afin qu’elle résiste au blocus découlant du faux prétexte de l’affaire de Lockerbie, qui répondait bien plus à un objectif yankee interne qu’à autre chose. Les dirigeants politiques d’autres nations crachent leur venin sur le président déchu, qui fut leur hôte généreux pendant plus de vingt ans.

Signalons au passage qu’un membre du comité central de l’O.I.R, notre Organisation des révolutionnaires internationaux, a joué un rôle d’intermédiaire pour établir depuis Tripoli les contacts nécessaires entre le chef de la sécurité de Ben Ali et celui du Guide [ndlr. Kadhafi], ce qui avait abouti à la première visite de Ben Ali après sa prise du pouvoir.

Malheureusement, ni le camarade Johannes Weinrich (en prison à Berlin depuis 1995), ni moi-même, n’avons reçu le moindre signe de solidarité de la part de nos frères libyens (…).

Salutations révolutionnaires. »
C’est un peu « surtraduit » de l’anglais, mais sans intention fallacieuse.

Que représente encore Illich Ramirez Sanchez, dit Carlos, dont j’ai récemment écrit que Nicolas Sarkozy aurait pu utilement le consulter au lieu de prêter principalement l’oreille à Bernard-Henri Lévy ? Peut-être guère davantage que ce qu’incarnent d’autres activistes ayant eu de multiples contacts avec divers dirigeants mais qui se retrouvent en détention ou ont pris du champ avec leurs protecteurs antérieurs. Que vaut son soutien à Kadhafi, auquel ce courrier est indirectement adressé ? Isolément, sans doute assez peu, encore que je ne puisse qu’en préjuger. Mais même si ce que la presse anglaise laisse entendre, soit que des fils Kadhafi aient pris des contacts avec Londres et les États-Unis pour trouver une porte de sortie, Mouammar Kadhafi lui-même peut se targuer de représenter ce qu’il met en scène : un chef de file de l’Afrique anti-impérialiste. Le courrier de Ramirez Sanchez est loin d’être le seul message de soutien qu’il reçoit. Entre les expressions publiques, parfois des mêmes, et les messages privés qu’il peut encore recevoir d’appuis étrangers, peut-être de chefs d’États, il se peut fort qu’il y ait de notables différences. L’important n’est peut-être pas tant leur teneur que l’opinion que Kadhafi s’en forme. Pour les expressions publiques, destinées tant aux opinions locales qu’à l’internationale, certaines sont pour le moins en demi-teinte, condamnant Kadhafi sans pour autant le désavouer totalement. La manière dont est perçu Kadhafi est évolutive : les opinions sont versatiles, ne le considèrent pas qu’en soi et pour lui-même, mais aussi en fonction de ce qui se déroule et se produira en Tunisie, en Égypte, en Syrie, &c.

Non seulement les États-Unis annoncent qu’ils retirent leurs unités marines ou aériennes de la Méditerranée. En indiquant que les A-10 Thunderbolt et les AC-130, en particulier, quitteront la zone d’intervention, ils proclament qu’ils ne favoriseront pas l’avance des troupes du Comité transitoire. Les 143 appareils coalisés (dont 33 français et 17 britanniques) ne sont pas aussi adaptés à la nouvelle donne que des appareils américains d’attaque au sol. Certes, les Rafale, les Tornado, les F-16 (belges), les CF-18 (canadiens) et d’autres chasseurs-bombardiers de la coalition peuvent détruire des chars, des véhicules blindés. Mais contre des objectifs légers dispersés, ils sont peu idoines. Surtout, ils sont peu aptes à distinguer qui frapper sans liaison au sol, au plus près des véhicules « amis » si semblables à ceux d’en face désormais. Il reste donc à équiper et instruire les troupes du Comité intérimaire, sans grand espoir de les voir remporter des victoires décisives immédiates ou de s’emparer avant longtemps de Tripoli.

Les États-Unis se retirent pour des raisons internes : le coût de l’opération et ses objectifs sont diversement critiqués. Les raisons externes sont peut-être de deux ordres : ne pas donner de prétextes à des rebellions en Afrique et au Proche-Orient ; faciliter un changement de régime à Tripoli. Kadhafi n’a plus à combattre « l’impérialisme américain » et son aura héroïque, aux yeux d’opinions diverses de par le monde, à ses propres yeux, reste, tant que ses troupes ne se livrent pas à des massacres massifs, peu ou prou préservée. Il peut donc « choisir » de se retirer.

Bref, s’il n’est pas renversé mais cède, que ce soit par le truchement d’un interlocuteur ou d’un autre, il ne fera pas figure de martyr, pas non plus de victime directe des États-Unis.

Les coalisés européens (plus que le Qatar ou d’autres pays engagés plus ou moins activement) devront, si la situation s’enlise encore davantage, compter avec les revirements de leurs opinions. Les commentaires sous les articles de la presse britannique et française donnent un aperçu du glissement progressif qui s’opère. Certes, les réactions sont parfois le fait de groupes militants ou d’officines, aussi. Certes, il n’est pas tout à fait oublié que Benghazi aurait pu être livrée à des partisans de Kadhafi ou à des unités composites (militaires libyens et étrangers naturalisés ou non) qui auraient instauré la terreur puis, peut-être, liquidé sommairement les plus actifs ou les plus voyants parmi les « rebelles ». Mais depuis la mi-mars, les commentaires se font plus prudents, moins véhéments, ou au contraire de la dominante initiale, pointent davantage les intérêts des coalisés que leurs discours humanitaires ou les appels à l’instauration d’une démocratie à l’européenne.

Desmond Tutu a déclaré qu’il préférait qu’une sortie honorable soit offerte à Kadhafi si cela permettait de mettre fin aux combats très lourdement meurtriers. Qu’on veuille ou non l’entendre, divers dirigeants africains doivent beaucoup à Kadhafi. Il n’est certes pas la seule personnalité d’Afrique, voire même d’Europe, à s’exprimer ouvertement ou lors de contacts officiels ou officieux, pour ce type de solution.

L’autre facteur qui pourrait intervenir serait celui d’une désaffection des shababs pour le Conseil intérimaire. Si le général Younes al-Abidi parvient à obtenir des succès militaires, il pourra recruter, organiser, assurer son autorité. Si ce n’est le cas, en situation de pénurie, sans grands espoirs, les shababs pourraient être tentés de penser d’abord à assurer la survie de leurs familles. Beaucoup voient en leurs dirigeants de nouveaux… Ben Ali ou Moubarak en puissance. Abdel-Hafiz Ghoga, vice-président du Conseil, considère toujours que la chute de Kadhafi ne serait « qu’une question de jours ». Peut-être. Mais chaque jour compte dans les rangs des shababs qui font l’aller-retour à présent entre Benghazi et Brega. À présent, seuls ceux disposant d’une arme passent les récents points de contrôle. Chaque nuit compte aussi pour tous ceux qui se trouvent dans des villes assiégées de l’ouest et du sud de Tripoli. Gogha n’est pas partisan d’un cessez le feu, même si, comme le Conseil le propose, ce qui est totalement illusoire et inacceptable par les adversaires, proches ou moins proches du clan Kadhafi, cette « armistice » impliquerait que les troupes loyalistes se retirent de toutes leurs positions urbaines.

Le Conseil est pour le moins composite. Ses futurs interlocuteurs, si Kadhafi quittait Tripoli, risquent d’être aussi diversifiés, de nouer des alliances de circonstance, fragiles.

Du Conseil, Patrick Cockburn, de The Independent, dresse une liste partielle de personnalités « dont les carrières évoquent des protagonistes des plus sombres romans de Graham Greene ». Il s’agit par exemple du colonel Khalifa Aftar et d’Adbul Hakeen al-Hassadi, sur lesquels un Ramirez Sanchez aurait probablement davantage à dire qu’un BHL. Cockburn conclut : « les insuffisances des alliés locaux sont plus évidents dans l’immédiat en Libye qu’ils le furent à Bagdad ou Kaboul. ». Eh oui, cela est apparu assez vite, non seulement à Cameron et Sarkozy et d’autres, mais à présent aux Anglais et Écossais, aux Égyptiens, pour la plupart des militaires sans uniformes, sur le terrain à Benghazi et Brega, aussi, de même, aux diverses opinions européennes, américaines, asiatiques. Que doit faire « l’Ouest » en Libye, selon l’Australien John Pilger : « absolument rien (…) laisser les Libyens décider du sort de Kadhafi (…) En Australie, la plupart des gens ne conçoivent pas qu’un million de victimes sont mortes en raison directe de l’invasion de l’Irak. ». Cela évoque peut-être Ponce Pilate, mais le rappel n’est pas superflu.

Non seulement les shebabs sont-ils peu disciplinés mais il y a aussi parmi eux – et ce n’est pas que la propagande de Tripoli qui l’établit, mais des témoignages de terrain – des revanchards prompts à se livrer aussi à des atrocités, à mutiler des cadavres de torturés.

BHL avait, à Bazarak, au Panchir, déposé une stèle à la mémoire du commandant Massoud : « au combattant de la liberté, au résistant, à l’ami de la France, l’hommage de ses amis de vingt ans : Bernard-Henri Lévy, Gilles Hertzog ». Peu importe que BHL ne se soit soucié de Massoud qu’en 1998. L’aura du commandant tadjik d’inspiration islamiste « modéré » qui bombarda sans discernement Kaboul, ne fait plus figure, rétrospectivement, de « démocrate modèle ».

Cela peut sembler à juste titre outrancier, parce que, contrairement à Illitch Ramirez Sanchez, BHV n’a sans doute jamais brandi une arme que pour « faire plus vrai », mais le « philosophe » français passe davantage, dans certaines parties du monde ou certains cercles, pour un terroriste du verbe que pour un intellectuel.
Non seulement le désengagement américain doit-il paraître crédible sur le terrain, mais, pour ne pas envenimer une situation fluctuante, laissant présager des retournements, gagnerait-il à ne pas être décrédibilisé. Les opinions s’en tiennent souvent aux apparences, et elles sont changeantes.

Les États-Unis, tant bien même Barrack Obama le souhaiterait-il, ne peuvent totalement se dégager des événements en Libye, il en va de leur autorité. On verra bien si Sarkozy rencontre Cameron ou délègue Juppé à Londres ; il n’est même plus sûr (mais cela peut de nouveau changer) qu’il tienne tant à ce que la France passe autant qu’auparavant pour décisionnaire. Faute d’être pour quelque chose dans la suite, il devra se résigner à feindre de l’avoir organisée ou, tout au contraire, de n’y être vraiment pour rien. Ce sera difficilement tenable, de toute manière.

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