
Quand en avril 2010, Smockey reçoit son Kora du meilleur artiste hip-hop du continent, le rappeur tient là plus qu’un trophée. Sur le podium, en présence du président burkinabè Blaise Compaoré, il rend hommage et dédie son trophée à Thomas Sankara, son idole. Impertinent et provocateur pour les uns, digne et courageux pour les autres, le rappeur de 39 ans, né d’un père burkinabè et d’une mère française, n’en a que faire des critiques. Si Smockey ne fait pas l’unanimité quant à ses convictions politiques, il ne laisse pas indifférent d’autant que son génie artistique est indéniable. Parti en 1991 pour des études de restauration et d’hôtellerie en France, Smockey, de son vrai nom Serge Martin Bambara, en profite pour s’initier à la programmation studio. En 1999, il signe avec la maison EMI un single en duo avec la chanteuse française Laam. Au Burkina, le morceau est bien accueilli. Mais c’est véritablement en 2001, quand il sort Epitaphe, son premier album, véritable réquisitoire en règle contre le pouvoir, que Smockey conquiert la jeunesse burkinabè. S’en suivra deux autres albums, Zamana et I-Yamma, tout aussi caustiques que le premier, mais enrobés dans les douces mélodies de la musique traditionnelle. Smockey a désormais établi son identité musicale. Un savant mélange de musique traditionnelle et de hip-hop qui lui vaut la reconnaissance du public et des spécialistes de la musique. Dans son dernier album, CCP (Cravate costard et pourriture, il porte la charge contre la classe dirigeante africaine et invite à un renouvellement de la gouvernance. Intransigeant sur sa liberté de penser comme son idole Georges Brassens, Smockey n’est ni rebelle ni révolutionnaire. Il est tout simplement libre.
Afrik.com : Votre dernier album s’intitule CCP (Cravate costard et pourriture, tout un programme en perspective ?
Smockey : CCP  est le titre donné à  l’album et c’est aussi l’abréviation de Cravate  Costard et Pourriture.  C’est un album de douze titres en featuring avec  d’autres artistes comme  Anita Freeman, une Américaine, Les Patrons et  Maréchal Zongo de la Côte  d’Ivoire mais également des musiciens  traditionnels burkinabè comme  Biri Lingani et Sibi Zongo.  La  « Pourriture » du CCP,  donne le ton de l’album.  Aujourd’hui on veut passer pour ce que l’on  n’est pas. On voit de  vulgaires chaînes rouillées qui se font plaquer or  et qui pensent ainsi  s’acheter une conscience. Quand je parle de  costume, je ne fais pas  allusion seulement au célèbre costume cravate  mais aussi au boubou  traditionnel, à la tenue militaire, à la soutane  etc., tous ces  apparats dont se drapent des individus, notamment les  politiciens, pour  abuser de la confiance de leurs concitoyens  et pour  se remplir les  poches. Le message essentiel de l’album, c’est qu’on peut  faire de la  politique autrement. Les politiciens ont un devoir de  sincérité envers  le peuple. Il faut un minimum de transparence et de  vérité dans la  gestion des affaires publiques. Je ne crois pas au secret  politique ou  au secret d’Etat. Tout peut se dire, tout peut  s’expliquer. Cette  sincérité ne court pas les rues du monde politique et  c’est bien  dommage.
Afrik.com :  Depuis deux albums  maintenant vous n’hésitez pas à faire des  incursions dans la musique  traditionnelle en tentant des fusions entre  rap et musiques du terroir.  Qu’est-ce qui vous motive et que  recherchez-vous ? 
Smockey : Au Burkina Faso, il y a une  dizaine de régions  aux traits culturels très particuliers qu’on ne  retrouve nulle part  ailleurs. En tant que musicien moderne, j’essaie de  me servir de cet  héritage pour insuffler  quelque chose de nouveau,  faire une de sorte de  fusion pour créer un style qui soit plus proche  de nos réalités  culturelles. C’est tout ! Il me semble à la fois  logique et impérieux  que tout artiste tende vers cette direction-là.  Mais ce n’est pas  évident non plus parce que ce sont des rythmes qui  ont du mal à  s’adapter à la manière de concevoir la musique moderne.  C’est là  principale difficulté, autrement tout le monde le ferait.
Afrik.com   Comment parvient-on à  créer cette alchimie avec le rap ? C’est aux  musiciens traditionnels de  s’adapter à vous ou c’est plutôt le  contraire ?
Smockey : Ni l’un ni l’autre. Il y a juste une   compréhension mutuelle. Contrairement à ce que l’on croit, les artistes   ne sont pas toujours de grands intellectuels qui réfléchissent à de   grandes idées  avant de les coucher sur du papier. Non, bien de fois   c’est instinctif. Alors on essaie d’accepter l’autre tel qu’il est. Il   ne faut pas nier les différences mais plutôt les accepter et travailler   de sorte à ce qu’elle nous enrichisse mutuellement. C’est ainsi qu’on   réussit une fusion, à créer une amitié.
Afrik.com :  Une autre facette de  Smockey, c’est celle du comédien de cinéma. Vous  êtes une des têtes  d’affiche du dernier film de votre compatriote Missa  Hébié, En attendant le vote des bêtes sauvages,   une adaptation du roman de l’écrivain ivoirien Amadou Kourouma. Vous y   incarniez un dictateur. Comment le rappeur virulent s’est-il senti  dans   la peau du tyran ?
Smockey : (Rires) Non, je ne suis pas  la tête d’affiche du  film. Je joue le rôle du Président Fricassa qui  est un personnage qui a  tout pour être  détestable. C’est un arriviste,  qui va profiter de sa  position, pour flouer le peuple et s’en mettre  plein les poches. Il mène  une vie luxueuse qu’il ne mérite pas  forcément. Un type du genre Cravate Costard et Pourriture  très certainement. Il finit mal dans le scénario. Alors ça me semblait   assez drôle de jouer le rôle du genre de personne que j’attaque le plus   dans mes chansons. Au début, je me suis senti mal dans la peau du   dictateur. Mais on finit par se prendre au jeu parce qu’on sait que   c’est du cinéma. Ce fut une belle expérience.
Afrik.com :  Vous êtes invité sur la  scène du Festival mondial  des Arts nègres  (Fesman) à Dakar. Qu’est-ce  que cela représente vous ? 
Smockey :  C’est très important pour moi d’être sur la scène  du plus grand  festival de cette année en Afrique. En plus d’être une  grande fenêtre  médiatique pour nous, le Fesman nous permet de rencontrer  aussi  beaucoup d’autres artistes. Et c’est au fil de ce type de  rencontres  que les fusions musicales sont possibles. Le festival a été  reporté à  maintes reprises. Cette année, il a vraiment lieu, c’est une  bonne  nouvelle. Seulement le mot « nègre » dans la dénomination du  festival  me dérange. Pendant longtemps on a essayé de me faire adhérer à  ces  histoires de "négrologie", de "Black is beautiful" sans jamais me   convaincre. "Nègre", ça fait toujours penser à l’esclavage, à la traite   négrière et à toute la souffrance qui allait avec. Alors, quand   aujourd’hui, ce sont les Noirs eux-mêmes qui s’appellent "Nègres", ça   fait un peu bizarre. Je pense qu’on n’a pas besoin de s’identifier   nous-mêmes par le nom péjoratif que les autres nous ont donné. Peut-être   aussi que les organisateurs ont tenu à garder le mot "nègre" pour   rendre hommage au Président Senghor qui est le père du festival.
Afrik.com :  La transparence est un  principe fondamental chez vous.  Est-ce au nom  de cette transparence  qu’en avril 2009, lorsque vous receviez votre  Kora du meilleur rappeur  africain, vous n’avez pas hésité, face à  Blaise Compaoré, à déclarer que  pour le cinquantenaire de  l’indépendance, il fallait reconnaître et  saluer l’œuvre et la mémoire  de Sankara ?
Smockey : On nous a vendu un bel objet bien  emballé avec du  papier cadeau : la démocratie. Mais beaucoup hésitent  encore à  l’ouvrir. On veut  le laisser empaqueté avec ses beaux rubans  et son  beau papier. Pourtant, il faut qu’on l’ouvre, qu’on le déballe  et qu’on  s’assure que les droits de l’Homme sont respectés. Qui va  l’ouvrir si ce  n’est le citoyen lui-même ? On ressasse à longueur de  journée des mots  comme transparence, liberté d’expression… Il nous faut  user de tous ces  droits-là, sans quoi ce sont les droits qui vont  s’user eux-mêmes. C’est  ce que j’ai fait. Quand on est en face du  premier responsable des  Burkinabè,  il me semble normal qu’on le mette  devant ses  responsabilités et ses engagements. Il a choisi le régime  démocratique  et a dit que dans son pays les gens avaient la liberté  d’expression.  Il  a dit qu’il fallait honorer les martyrs et on attend  toujours qu’il les  honore autrement que par des médailles à titre  posthume. Je ne vois pas  pourquoi mon geste a fait scandale. Mais cela  prouve peut-être que nous  ne sommes pas si libres qu’on le prétend. On a  le droit de dédier son  prix à qui on veut sans que cela ne défraie la  chronique. Il y a eu une  levée de bouclier tout simplement parce que  beaucoup de gens considèrent  encore le Président comme Sa Majesté. Et  dire une vérité devant elle  revient à un crime de lèse-majesté. Il faut  que les mentalités changent.  Il n’y a que quand les gens vont se  rendre compte qu’on a le droit de  s’exprimer, le droit de dire ce qu’on  ressent  tout en respectant la  liberté d’autrui qu’on en finira avec  cette forme de soumission. J’ai  dédié mon prix à ceux que j’estime être  des héros et j’essaie de  responsabiliser les autorités présentes en  espérant qu’ils ne vont pas  traîner cet héritage-là jusqu’au Panthéon  des imbéciles. On me reproche  aussi de n’avoir pas salué le Président  mais je ne suis ni une  serpillière ni une lavette. Le Président a un  protocole et si ce  protocole en question avait envie que le Président  soit salué, il aurait  pris des mesures dans ce sens. Le protocole ne  l’a pas prévu. Alors, je  monte prendre mon prix et je redescends. Pour  être sincère, j’ai  beaucoup de reproches à faire au Président du Faso,  mais je crois que  j’aurais respecté la procédure si procédure il y  avait. Il n’y en avait  pas. Alors c’est un faux problème.
Afrik.com : Cela n’a pas été perçu ainsi par tous. Certains continuent à y voir une revanche d’autant que votre morceau relatif à l’assassinat de Thomas Sankara, A qui profite le crime, avait été censuré… Smockey : Je n’ai aucune aigreur quant à la censure de ce titre. Au contraire, on m’a fait de la publicité. Si je devrais faire quelque chose ce ne serait pas de me venger, mais de plutôt remercier le Président ou du moins son gouvernement d’avoir permis de mettre autant de lumière sur un morceau qui serait peut-être passé inaperçu. Non, je ne vois pas pourquoi je nourrirais une quelconque aigreur ou envie de me venger. Je crois qu’on n’a pas la chance d’avoir tous les jours le premier responsable de son pays en face de soi. Quand on l’a avec des caméras en prime, il faut en profiter. C’est du militantisme pacifique, sans kalachnikov ni dynamites.
Afrik.com : Comment vous définiriez vous ? Comme un rebelle, un révolutionnaire à l’instar de votre idole Sankara ? Smockey : Tout simplement comme un homme libre. Ma quête de liberté n’est pas un idéal. Je veux qu’elle soit vraie. À partir du moment où je respecte les autres, je veux qu’on me respecte en retour. J’ai envie qu’on respecte mes choix. Vous ne me verrez jamais dans les manifestations dites religieuses. J’ai peur de la manipulation. Quelle que soit l’adhésion que j’aurai avec une quelconque communauté ou association, qu’elle soit spirituelle ou pas, cela ne changera rien à mon comportement. Depuis tout petit, j’ai toujours voulu dire ce que je pensais. J’ai toujours voulu être libre dans ma tête. Cela est très important pour moi. Si cela fait de moi un rebelle, un révolutionnaire, je l’assume.

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