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Thomas Sankara, ex-président du Burkina-Faso |
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Dans sa dernière interview, il fait son propre bilan critique, et répond à toutes les questions, y compris sur son éventuel assassinat. Onze jours exactement avant son meurtre, Thomas Sankara accordait sa dernière interview à une journaliste allemande, Inga Nagel. Avec une certaine prémonition il lui a dit : « un jour, peut-être, quelqu’un va sortir de la foule et tirer sur le président. Et puis voilà, il est mort. Ca peut arriver. » Mais entêté dans sa confiance aux hommes – si ce n’est dans sa méconnaissance de la nature humaine – il niait toujours les dissensions entre ses camarades et lui. Toujours enthousiaste, il persistait à vouloir s’identifier au peuple. Mais réaliste, il a fait lui-même son bilan, mettant l’accent sur deux ou trois petites victoires et… dix milles erreurs.
Jeune Afrique : Quel bilan feriez-vous quatre ans après l’avènement de la révolution ?
Thomas Sankara : Je n’aime pas tellement cette question parce-que je suis moi-même acteur. On dit chez nous : « Un danseur ne peut pas savoir s’il danse bien. » Mais nous
pensons, en toute modestie, que nous avons remporté bien des victoires. Nous avons construit plus d’écoles ? Nous avons multiplié le taux de scolarisation par 2 : il est passé de 12% à plus de 23%. Nous avons construit un poste de santé primaire par village et nous sommes en train de « conscientiser» les gens pour qu’ils entretiennent ces postes de santé. Maintenant les gens ont pris l’habitude.
J.A. : Vous reconnaissez-vous des échecs, voire des erreurs personnelles
T.S. : Ah oui. Nous avons connu beaucoup, beaucoup d’échecs. Chaque jour nous commettons des erreurs, mais la différence est qu’avant nous commettions cent erreurs et nous avions zéro victoire. Maintenant, nous commettons peut-être dix mille erreurs, mais nous avons deux, trois petites victoires. Nos erreurs sont tellement nombreuses qu’il m’est difficile
de les citer. Dans l’appréciation des hommes ou de la situation par exemple. Nous même, nous nous décourageons parfois, nous sommes impatients ou intolérants. Je prends tout cela à mon compte, parce que c’est moi le président. Ces erreurs, c’est moi. Et cela me rend triste, très souvent.
J.A. : Faites-vous toujours à temps le constat de vos erreurs ?
T.S. : Ca c’est une autre erreur que nous commettons. Parfois nous n’arrivons pas à les constater suffisamment à temps. Peu importe de savoir qui commet ces erreurs, l’essentiel est que nous les acceptions comme des erreurs à nous tous.
J.A. : L’autosuffisance alimentaire est votre but primordial. Comment pourrez-vous l’atteindre s’il ne pleut pas assez ?
T.S. : D’abord par des barrages, grands et petits, et beaucoup de retenues d’eau. Nous ne pouvons pas compter uniquement sur les pluies. Après, nous essayons de régénérer les sols et de reboiser. Nous voulons lancer cette année « la ceinture verte » au nord du pays
et nous allons déplacer plusieurs milliers de personnes pour y planter des arbres.
J.A. Planter des arbres est relativement vite fait. Mais comment les protéger ?
T.S. Nous sommes obligés de prendre des mesures contre la divagation des animaux, contre la coupe abusive du bois et contre les feux de brousse. C’est ça que nous appelons les « trois luttes ».
J.A. : Ceux qui ne respectent pas ces mots d’ordre sont ils vraiment sanctionnés ?
T.S. : Il y a eu beaucoup de sanctions. On nous a même critiqués pour notre sévérité. Je ne dis pas que tout le monde est discipliné maintenant. Mais, il y a quelques années, on voyait des animaux gambader dans les rues de Ouagadougou; on ne les voit plus maintenant. Parce que nous avons donné l’autorisation à nos compatriotes d’attraper, de tuer, de manger tous les animaux en divagation et sans gardiens. C’est la seule façon.
J.A. : Certains s’inquiètent à propos de la bière. Vous voulez interdire de faire brasser de la
bière à partir de janvier 1988,si on n’arrive pas à remplacer les céréales importées par des
produits locaux. Mais comment voulez-vous utiliser du mil pour brasser la bière s’il n’y en a même pas assez pour l’alimentation
?
T.S. : La bière n’est pas une priorité. Qu’est-ce qu’on choisit, le mil pour manger ou le mil pour boire ? Je crois qu’il faut d’abord nourrir les gens. Ensuite on verra le sort de ceux qui veulent boire. Tous les Burkinabè ne boivent pas de la bière, mais tous les Burkinabè mangent chaque jour. Il y aura de la bière premièrement à condition que les gens aient fini de manger à leur faim, deuxièmement à condition que ce soit à partir de mil du Burkina. Est-ce qu’un régime politique sérieux peut avoir comme préoccupation principale le sort des buveurs de bière ?
J.A. : Vous avez parlé de la modernisation de l’agriculture. Il vous faut importer des machine
agricoles, des engrais, etc. Votre dépendance vis-à-vis de l’extérieur ne va-t-elle pas s’aggraver ?
T.S. : C’est vrai. Nous luttons contre les importations des engrais chimiques et développons l’utilisation des engrais organiques, des fumures. Nos paysans sont en train d’apprendre de nouvelles méthodes. La modernisation ne veut pas forcément dire l’utilisation de tracteurs, mais aussi des charrues à traction animale. Nous essayons de fabriquer ces charrues ici et
nous cherchons des partenaires pour transformer les vielles carcasses de voitures en charrues.
J.A. : On attend toujours la réforme agraire annoncée…
T.S. : Je reconnais nos lenteurs administratives. Voilà un de nos échecs, mais nous allons les corriger, même s’il faut attendre encore quelques mois.
J.A. : Parlons des fonctionnaires. N’avez-vous pas peur de ce potentiel d’ennemis ? Les mesures du gouvernement les ont touchés brutalement, au moins en ce qui concerne la réduction de leurs salaires…
T.S. : C’est vrai, ils ne sont pas contents et je les comprends. Moi même je suis fonctionnaire et je comprends leur situation. Ils avaient auparavant des salaires très élevés. Aujourd’hui, on leur demande de partager avec tout le peuple. Ils ont perdu quelque chose. Mais il y a un choix à faire. Ou bien nous cherchons à contenter les fonctionnaires – ils sont à peu près 25 000, disons 0,3% de la population – ou bien nous cherchons à nous occuper de tous ces autres qui ne peuvent même pas avoir un comprimé de nivaquine ou d’aspirine et qui meurent simplement lorsqu’ils sont malades. Les fonctionnaires ne savent pas ce que c’est que l’autosuffisance alimentaire. Ils ne savent pas ce que c’est que la sécheresse. Mais combien de Burkinabè sont morts à cause de la sécheresse ? S’il faut prendre cette question en considération, il faut en trouver la solution. Ca va être un peu difficile pour les fonctionnaires. C’est pourquoi dans tous mes discours, je dis qu’il faut les comprendre, et petit
à petit essayer de leur expliquer : « Vous avez à manger parce que vous êtes fonctionnaires, mais si le peuple est misérable et continue à être abandonné à la misère, un jour le peuple va vous empêcher de manger tranquillement. Il viendra d’abord à votre porte et ensuite il la forcera avant de pénétrer dans votre maison pour tout casser et pour manger avec vous par la
force. »
J.A. : On parle d’une mésentente au sein du Conseil National de la Révolution.
T.S. : Ces rumeurs courent toujours et cela nous fait beaucoup de peine. Nous devons faire des efforts pour corriger cela. Mais c’est normal aussi. Parce-que les gens ne sont pas habitués à voir les dirigeants s’entendre au sommet. Dans notre pays, chez nos voisins, en général, on a vu qu’après deux ou trois ans au maximum, les dirigeants ont eut ces plans dans la tête ; le peuple peut se demander pourquoi, nous, nous n’aurions pas les mêmes plans ? C’est la même chose avec l’honnêteté. Les gens ont pris l’habitude de voir des dirigeants détourner l’argent du peuple. Ils ne comprennent pas pourquoi cela ne se produit pas. Alors si vous ne donnez pas d’explications, la rumeur fournit ses propres explications pour boucher
le vide.
J.A. : Que signifie pour vous être Chef d’Etat ?
T.S. : Beaucoup de responsabilités. Il faut gérer la joie de tous vos compatriotes, faire en sorte que chaque jour il n’y en ait pas un seul qui soit triste et c’est difficile de réussir le bonheur, d’être responsable de tout. Or les hommes ne vont pas être d’accord avec tout ce que vous estimez juste et bon. Si tout le monde est d’accord, nous allons vers le bonheur. Mais tout le
monde n’est pas d’accord. Pendant que vous dites aux gens : « nous allons marcher dans cette direction» certains vont marcher dans l’autre direction.
J.A. : Savez-vous ce que le peuple pense de vous ?
T.S. : Pas du tout. C’est difficile de le savoir. Mais je crois que si on aime son peuple, si on s’intéresse à son peuple, on doit savoir au moins dans les grands traits ce qu’il pense.
J.A. : « Vivre avec les masses » ; qu’est-ce que cela peut signifier de la part de l’homme qui vit au palais présidentiel ?
T.S. : L’homme qui vit au palais y est parce qu’il a besoin de ce cadre pour des raisons de protocole et de sécurité. Mais il faut des efforts pour avoir son esprit hors du palais. C’est pourquoi je vais souvent dans les provinces voir les gens, discuter avec eux. Je dois être accessible, ce qui me permet de connaître, de comprendre certaines choses. En tant que dirigeant il vous faut être au dixième étage ce qui vous permet de voir très loin; mais de temps en temps, il faut descendre au rez-de chaussée pour voir également dans la rue ce qui se passe.
J.A. : Qu’est-ce qui a changé dans votre vie depuis que vous êtes président ?
T.S. : J’ai découvert des réalités que je ne connaissais pas. J’ai appris à être beaucoup plus tolérant, à comprendre que les hommes ne sont pas identiques. Une idée peut être juste. Mais ce n’est pas parce qu’une idée est juste qu’elle sera acceptée par tout le monde. Pour accepter cette idée, chacun a besoin d’une explication qui passe par des chemins parfois différents. Il y a un proverbe de chez moi qui dit : « pour guider son troupeau, le berger a besoin d’un seul bâton. » Mais pour guider un peuple, on a besoin pour chacun d’une règle bien adaptée. Certains veulent des règles petites, d’autres veulent des règles grosses, souples, sûres, avec
épines, sans épines. Donc il faut parler à chacun le langage qu’il veut. Je devrai avoir un seul objectif : 8 millions de discours pour adapter les discours à chacun ! Ce n’est pas facile.
J.A. : Comment voyez-vous votre propre avenir sur le plan politique ?
T.S. : Je le vois lié aux masses populaires. C’est-à-dire que je serai heureux quand les gens seront très heureux. Si malheureusement je n’y arrive pas, je vois un avenir très sombre.
J.A. : Avez-vous peur d’un coup d’Etat ?
T.S. : Je n’y pense pas. Ca peut arriver. Mais je préfère ne pas y penser. Je me dis que coup d’Etat ou pas coup d’Etat, la solution résidera dans la capacité des masses à nous protéger. Bien sûr, quelqu’un peut sortir de la foule et tirer sur le président. Voilà, il est mort. C’est une chose qui peut arriver à tout moment. Le plus important c’est qu’à tout moment aussi le peuple
ait besoin de chacun de nous. Parce-que nous faisons un travail utile. Nous ne marquons pas des buts à tous moment, mais nous sommes tous utiles dans l’équipe.
J.A. : Parlons de politique étrangère. Pensez-vous que l’OUA demeure l’instrument le plus
approprié pour résoudre les problèmes du continent ?
T.S. : Je crois en l’unité africaine et je crois qu’elle se fera. Peut-être dans mille ans, je ne sais quand, mais elle se fera en fonction de ce que les peuples voudront. De plus en plus, les peuples africains ignorent les frontières. Ce qui veut dire que si les dirigeants ne veulent pas
être balayés par leurs peuples, ils doivent s’identifier à eux et respecter les intérêts de leurs peuples. Cela va amener à l’unité. L’unité au sommet entre quelques dirigeants ne suffira pas.
J.A. : Edem Kodjo a dit une fois : « L’Afrique est absente des grands débats planétaires. » A qui en attribuez-vous la faute ?
T.S. : La faute est à ceux qui exploitent l’Afrique. La faute est aussi aux Africains qui ne s’unissent pas pour prendre leur place. L’esclave mérite ses chaînes. L’esclave qui ne lutte pas, qui ne prends pas d’engagement, ne peut pas se débarrasser de ses chaînes. Il reste esclave quels que soient les discours moralistes de son maître. Les Africains doivent s’organiser contre tous ceux qui les excluent des débats de ce monde. Ils doivent s’imposer et il leur est possible de s’imposer.
J.A. : Pourquoi avez-vous organisé un forum contre l’apartheid à Ouaga ?
T.S. : Nous sommes tous contre l’apartheid et nous estimons que l’apartheid est l’affaire de tous les hommes, les noirs et les non noirs. S’il est vrai que les noirs veulent se libérer de la domination des blancs racistes d’Afrique du Sud, je ne crois pas que ce soit un plaisir
pour les autres blancs, qu’ils soient en Afrique ou hors d’Afrique, de savoir que les noirs pourraient un jour les confondre avec les blancs racistes de l’Afrique du Sud. Donc je crois que c’est dans l’intérêt de tout le monde que le racisme et l’apartheid soient éradiqués dans le monde. Mais les débats au niveau des gouvernements ne suffisent pas parce qu’il s’y mêle ce
qu’on appelle des intérêts d’Etat. Mais aucun peuple ne peut lutter contre l’apartheid si, déjà, il n’a pas acquis une conscience anti-apartheid.
J.A. : Que pensez-vous de l’armement même atomique, des pays du Tiers-monde ?
T.S. : Je ne veux pas que nous parlions de l’armement comme s’il y avait d’un coté l’armement acceptable et de l’autre un armement inacceptable. Il est d’abord important de savoir ce que l’on veut obtenir comme résultats avec les armes. Imposer une certaine loi aux peuples ? Est-ce que la meilleure loi des sociétés n’est pas cette loi que le peuple lui-même choisit ? Si on laissait la liberté et la démocratie s’exprimer, ce serait plus fort que la bombe atomique, que toutes les prisons, que toutes les polices du monde. Mais moins on écoute la voix du peuple, moins on respecte le droit du peuple à s’exprimer, plus on est obligé d’employer la force, qu’elle soit atomique ou conventionnelle.
J.A. : Est-il justifiable que les pauvres dépensent autant d’argent pour l’armement ?
T.S. : L’armement n’est pas un luxe, un droit des riches. C’est une bêtise des pauvres et des riches. Il y a un proverbe allemand qui dit « le plus sage cède. » C’est le plus sage
qui pourra se montrer le plus grand également. La plus grande des puissances, c’est celle qui sait donner le plus de dignité, le plus de liberté, le plus de démocratie au peuple.
Par Senen Andriamirado
Jeune Afrique du 11 novembre 1987
Merci à Inga Nagel et à Antoine Souef d’avoir rendu possible la publication de cette interview.
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