par ANDRE Vltchek
Au moment où l’avion – de fabrication russe Tupolev-204 – s’apprêtait
à décoller de l’aéroport de Pyongyang, je ne ressentais rien,
absolument rien. Le brouillard du matin qui, au début, recouvrait la
piste, commençait à se lever. Les moteurs rugissaient. Juste après le
décollage, je pouvais clairement distinguer des champs verdoyants, des
villages soignés et des rubans de rivières larges et paresseux
au-dessous de l’aile. C’était indéniablement un spectacle magnifique:
mélancolique, poétique et vraiment dramatique. Et pourtant, je me
sentais engourdi. Je ne ressentais rien, absolument rien.
Les téléviseurs suspendus au-dessus de nos têtes diffusaient
radieusement des images sans fin de défilés se suivant l’un après
l’autre, de fêtes interminables et des concerts grandioses. Le volume a
augmenté, les femmes et les hommes sur l’écran chantaient avec
enthousiasme, les soldats défilaient ; des avions rugissants et des
hélicoptères avaient pénétré le ciel bleu. Le chef pilote agitait ses
mains. La foule applaudissait debout. Les émotions ont été portées à
leur paroxysme ; mouillant les yeux de la population et exacerbant leur
fierté omniprésente sur leurs visages.
Tout à coup je me suis senti vide, peur de quelque chose.
Après avoir vu plus de 150 pays, partout dans le monde, après avoir
couvert des guerres et des conflits, certains d’une intensité et d’une
brutalité inimaginables, je fus soudain saisi d’un ardent désir de
repos, et même de silence total.
Il y a 60 ans la Corée du Nord a gagné la guerre. Mais quelque 4
millions de personnes sont mortes dont beaucoup de civils. C’était
peut-être plus de 4 millions, personne ne sait exactement. La capitale
Pyongyang a été totalement rasée. Je n’avais pas envie d’entendre la
musique forte et les longs discours. Je voulais rendre hommage à ceux
qui ont perdu leur vie, en m’asseyant tranquillement au bord de la
rivière couverte de brume, écoutant pousser l’herbe. Mais pendant mes 8
jours en Corée du Nord, j’ai eu très peu de moments de silence, presque
aucune occasion de réfléchir.
Qu’ai-je vu durant ces 8 jours en RPDC – Corée du Nord? J’ai vu une
énorme ville futuriste, Pyongyang, la capitale, construite sur des
cendres. J’ai vu des théâtres et des stades énormes, un système de métro
profondément enfoui sous le sol (transport public doublé d’un abri
antiatomique, dans le cas où la ville serait attaquée). J’ai vu des
trolleybus et autobus à deux étages, de larges avenues, des trottoirs
incroyablement larges, des patinoires pour des roller-skate et des
terrains de jeux pour les enfants.
Il y avait des statues et des monuments partout. La taille de
certains boulevards et bâtiments étaient simplement écrasante. Pendant
plus d’une décennie, j’ai vécu à Manhattan, mais la grandeur était très
différente. New York s’était développé de plus en plus vers le ciel,
tandis que Pyongyang était constitué par d’immenses espaces ouverts et
d’énormes bâtiments éclectiques.
A l’extérieur de la capitale, j’ai vu des champs verts et des
agriculteurs rentrant chez eux en pleine campagne. De toute évidence, il
n’y avait pas de malnutrition chez les enfants, et en dépit de
l’embargo, tout le monde était habillé décemment.
J’ai vu des places bourrées de monde, avec des dizaines de milliers
de personnes criant des slogans à plein poumons. J’ai vu des milliers de
femmes dans des robes traditionnelles colorées agitant leurs drapeaux
et rubans, applaudir lorsque le signal leur étaitt donné, pour nous
accueillir – les délégués internationaux. Marchant à côté de moi pour la
paix, il y avait un ancien procureur général américain, Ramsey Clark,
et à mon autre côté, le chef d’un des partis communistes indiens. Il y
avait des avocats des droits de l’Homme venant des États-Unis et de
partout dans le monde, des révolutionnaires turcs et, pour des raisons
difficiles à comprendre, plusieurs chefs de l’armée ougandaise.
Délégation Ramsey Clark.
Mais je ne suis pas venu ici pour défiler. Je suis venu ici pour
filmer et photographier, pour voir les visages des populations locales,
pour lire ce qui était écrit sur ces visages, pour sentir, pour
ressentir et pour essayer de comprendre.
Au lieu de bruyantes acclamations, je suis venu pour écouter les
murmures, espérant attraper des discrètes expressions faciales, des
signes minuscules de peur, de joie, d’amour et même de confusion
existentielle.
L’Occident, ses responsables politiques et ses médias, ont réussi à
créer une image d’une Corée du Nord déshumanisée. Ils l’ont fait en
brouillant les visages. Pendant des décennies, les Nord-Coréens ont été
dépeints comme des habitants de quelque monstrueux empire ermite où les
hommes, les femmes et les enfants se ressemblent tous, habillés tous de
la même façon, se comportant comme des robots, ne souriant jamais et ne
se regardant jamais dans les yeux.
Avant de venir ici, avant d’accepter de venir, j’avais expliqué aux
organisateurs que je n’étais pas intéressé par tous ces feux d’artifice
élaborés et les stades pleins. Je voulais voir une maman emmenant son
enfant à l’école. Je désirais ardemment capturer les visages des
amoureux au crépuscule, assis côte à côte sur quelque banc à l’abri des
regards, se chuchotant l’un et l’autre ces mots urgents, ces promesses
qui font que la vie vaut d’être vécue, les mêmes mots, les mêmes
promesses, prononcées partout dans le monde.
Enfants sud-coréens dans la rue.
Paradoxalement, on m’a découragé de le faire. Au lieu de cela, on m’a
demandé de défiler. De conteur et homme plutôt habitué à documenter le
monde, je fus transformé en un délégué. Et chaque fois que la foule me
repérait, elle applaudissait, et je me sentais gêné, aspirant
désespérément à devenir invisible, ou au moins à trouver une cachette.
Non pas parce que j’avais fait quelque chose de mal, mais simplement
parce que je n’étais pas habitué à de telles explosions d’enthousiasme
nu à mon égard.
Et donc je défilais, pour la paix et pour la réunification de la
nation coréenne. Et tandis que je marchais, je n’arrêtais pas filmer et
photographier. Ça devait avoir l’air inconfortable, je dois admettre: un
délégué filmant un groupe de femmes qui étaient habillés de leurs
costumes traditionnels colorés, l’acclamant avec leurs rubans de papier,
et criant à tue-tête.
J’ai vite découvert que je me battais pour chaque aperçu de la
réalité, de la vie de tous les jours. Au lieu de cela, on me nourrissait
de spectacle.
La frontière.
On m’a emmené à ces stades avec 100.000 personnes, où les enfants
changent la position de leurs ardoises périodiquement, et tout le côté
de la tribune devient soudainement comme un tableau coloré vivant. J’ai
assisté à des événements énormes, avec des milliers de danseurs, avec
feux d’artifice et des bandeaux multiples.
Pourtant, ce qui m’a impressionné le plus, c’est un pont en pierre
ancien et minuscule dans la ville de Kaesong, près de la zone
démilitarisée. Et la scène autour du pont: une toute petite fille,
peut-être trois ans, sa chaussette déchirée, qui pleurait, alors que sa
mère lui caressait les cheveux de la façon la plus chaude, la plus
tendre que l’on puisse imaginer.
Mes hôtes, eux ne semblent pas comprendre. Je leur ai expliqué,
encore et encore, mais mes mots sonnaient trop étranger pour eux.
logements publics gratuits
Pour eux, j’étais juste « un écrivain célèbre, cinéaste et
journaliste ». Ils avaient besoin de moi pour montrer le grand soutien
pour leur révolution, et le profond respect pour leur souffrance pendant
l’assaut de l’Occident il y a plus de 60 ans.
Naturellement, je ressentais du respect et compatissais à leur
douleur, c’était tout ce que j’étais sensé ressentir. Je ressentais
beaucoup plus.
Mais je suis tombée amoureux, instantanément de la campagne
nord-coréenne, des visages des agriculteurs nord-coréens et des
habitants de la ville. Ce sont des visages purs, honnêtes et expressifs.
Que pouvais-je faire? L’amour est subjectif, il est irrationnel. La
verdure exagérée des champs, des enfants jouant au bord de la route, les
soldats rentrant dans leurs villages pour une courte permission, les
femmes face au soleil au crépuscule: C’était trop ; le coup de foudre,
comme je l’ai dit.
Je photographiais à travers le pare-brise, j’ennuyais les organisateurs, leur demandant de s’arrêter au milieu de la route.
Puis, le 26 Juillet, j’ai rencontré, avec Ramsey Clark et quelques
autres délégués, Mr.Yang Hyong Sob, le vice-président du Comité
permanent du Comité populaire suprême. Il ressemblait à un homme très
bon, et j’ai eu la chance d’échanger quelques idées avec lui. Je lui ai
expliqué que la meilleure façon de lutter contre la propagande
occidentale est de montrer au monde le visage des nord-coréens.
Le métro.
«C’est leur tactique habituelle», dis-je. «Ils dépeignent les
populations de la Chine, de Cuba, du Venezuela, de la Russie, d’Irak,
d’Afghanistan, de la Serbie, comme des gens sans cœur, comme s’ils
étaient des androïdes en plastique. Ensuite, inconsciemment, la
compassion pour les gens de ces pays disparaît du cœur du public
occidental. Soudain, il est bon de les affamer, de les bombarder,
d’assassiner des milliers, voire des millions de ces androïdes. Mais une
fois que les visages sont montrés, le public occidental devient confus,
beaucoup refusent de soutenir l’assassinat de masse ".
Le vice-président hocha la tête. Il me sourit. Comme nous partions,
il m’a saisi dans une étreinte d’ours, et a dit simplement: "S’il vous
plaît revenez!"
Mais même après ces échanges fructueux, je défilais toujours. Et les
images simples sont toujours hors de ma portée. "Pour ce voyage
seulement, puisque nous célébrons le 60
e anniversaire», m’a-t-on dit. Mais je vivais au jour le jour, je voulais travailler.
J’ai vu la zone démilitarisée, DMZ, et le poste frontière
sud-coréenne à Panmunjom. Deux fois dans le passé, j’avais visité le
même endroit, mais du côté opposé. La DMZ est censée être la frontière
la plus fortifiée du monde, les deux Corées sont toujours techniquement
en guerre. Les deux armées sont à couteaux tirés en face l’une de
l’autre, armé jusqu’aux dents, tandis que les forces américaines sont
terrées quelque part en arrière-plan, du côté sud.
Pourtant, la DMZ est en quelque sorte l’œil du cyclone, placée entre
toutes ces bombes, ces chars et ces lance-missiles, tranquille et
immuable. Les rivières coulent paresseusement, et les agriculteurs
cultivent le ginseng, sans doute le meilleur du monde.
J’ai enduré d’interminables mesures de sécurité, et à la fin je
faisais face à la terrasse des visiteurs vide, situé côté Corée du Sud.
Il y avait évidemment des craintes d’hostilités des deux côtés de la
ligne, et aucun visiteur «ordinaire» n’était autorisé à se rendre ici.
L’occupation
Ce fut un grand chaos, et un drame sans fin. Une nation divisée, des
millions de morts. J’ai vu tout cela dans la ville de Sinchon. Les
tunnels où les troupes américaines ont massacré des milliers de civils
pendant la guerre, les vétérans et les survivants des massacres ont
parlé; se rappelant ces événements horribles.
En 1950, au début de la guerre, la ville de Sinch’ŏn a été le site
d’un massacre de civils par les forces américaines d’occupation. Le
nombre de civils tués au cours de la période de 52 jours aurait été de
plus de 35.000 personnes, soit l’équivalent d’un quart de la population
de la ville à l’époque.
Tout avait l’air effroyablement familier. J’avais l’habitude de
photographier les cratères laissés après les tapis de bombes du
Cambodge, du Laos et du Vietnam. Brutalité, brutalité, brutalité … Des
millions de victimes sans visage brûlés vifs par le napalm, les
"bombettes» qui explosent des décennies plus tard lorsque des enfants ou
des buffles d’eau jouent dans les champs.
Ramsey Clark a parlé des horreurs du passé, et de la brutalité des
actions américaines. Un vieil homme, l’un des survivants des massacres
de civils dans les tunnels, a parlé des horreurs dont il a été témoin
dans son enfance. L’œuvre d’art dans le musée local dépeint la torture
brutale et le viol de femmes coréennes par les troupes américaines,
leurs corps mutilés, avec des mamelons transpercés par des crochets
métalliques.
L’un des nombreux théâtres de Pyongyang.
En Occident, le sujet reste presque totalement tabou. Un des plus grands journalistes du 20
e
siècle, Wilfred Burchett, a même perdu sa nationalité et est devenu «un
ennemi du peuple australien», en partie parce qu’il a osé décrire les
souffrances du peuple nord-coréen, quelques années après qu’il ait
décrit, au lendemain des bombardements d’Hiroshima en 1945 son rapport
emblématique «J’écris ceci comme un avertissement pour le monde".
Piscine publique.
La fanfare commence à jouer encore un autre air militaire. Je zoom
sur une vieille dame, sa poitrine décorée de médailles. Comme je
m’apprêtais à appuyer sur le déclencheur, deux grosses larmes commencent
à rouler sur ses joues. Et soudain, je me rends compte que je ne peux
pas la prendre en photo. Je ne peux vraiment pas. Son visage est tout
ridé, et pourtant il est à la fois jeune et d’une infinie tendresse.
Voici mon visage, pense-je, le visage que je cherchais tous ces jours.
Et pourtant, je ne peux même pas appuyer sur le déclencheur de ma Leica.
Puis, quelque chose me serre la gorge et je dois chercher dans mon
sac de matériel pour y trouver un tissu, comme mes lunettes s’embuaient,
et pendant un court moment, je ne vois plus rien. Je sanglote
bruyamment, juste une fois. Personne ne peut entendre, en raison de la
fanfare qui jouait très fort.
Plus tard, je me rapproche d’elle, et je m’incline, et elle fait de
même. Nous faisons notre paix séparée au milieu de la place principale
en effervescence. Je suis tout à coup heureux d’être ici. Nous avons
tous les deux perdu quelque chose. Elle a perdu plus. J’étais certain
qu’elle a perdu au moins la moitié de ses proches dans le carnage des
années passées. Moi aussi j’ai perdu quelque chose : j’ai perdu tout le
respect et mon appartenance à la culture qui dirige encore le monde, la
culture qui était autrefois la mienne, mais une culture qui est encore
en train de voler leurs visages aux gens, puis brûler leur corps avec
du napalm et des flammes.
L’un des survivants du massacre de Sinchon.
C’est le 60
e anniversaire du Jour de la Victoire en RPDC.
Un anniversaire marqué par les larmes, les cheveux gris, les feux
d’artifices, les parades énormes, et par le souvenir du feu.
Ce soir-là, après mon retour à la capitale, je me suis finalement
rendu à la rivière. Elle était couverte par un brouillard doux mais
impénétrable. Il y avait deux amoureux assis sur le rivage, immobiles,
dans une étreinte silencieuse. Les cheveux de la femme tombaient
doucement sur l’épaule de son amant. Il tenait sa main, avec révérence.
J’allais soulever mon gros appareil photo professionnel, mais ensuite je
me suis arrêté, brusquement, tout d’un coup j’avais trop peur que ce
que mes yeux voyaient ou que mon cerveau imaginait, ne soit pas reflété
dans le viseur.
Andre Vltchek est un romancier, cinéaste et journaliste d’investigation. Il a couvert les guerres et les conflits dans des dizaines de pays. Son roman acclamé par la critique politique révolutionnaire Point of No Return est maintenant réédité et disponible. Océanie est son livre sur l’impérialisme occidental dans le Pacifique Sud. Son livre provocateur sur post-Suharto en Indonésie et le modèle de marché fondamentaliste est appelé « Indonésie – L’archipel de la peur "(Pluton). Il vient de terminer un long métrage documentaire «Gambit Rwanda" sur l’histoire du Rwanda et le pillage de la RD Congo. Après
avoir vécu de nombreuses années en Amérique latine et en Océanie,
Vltchek réside et travaille actuellement en Asie de l’Est et en Afrique. Il peut être atteint à travers son site web .
Traduction : Avic
http://www.counterpunch.org/2013/08/02/north-korea-celebrates-60th-anniversary-of-victory/