Il est temps d’en finir avec la fiction
philosophique du citoyen épris de démocratie. Un nouvel âge est arrivé,
celui des sociétés de masse. Certes, déjà dans les années 1920 les
philosophes s’essayèrent à interpréter des phénomènes nouveaux que
furent les masses, parfois regroupées pour faire corps et se comporter
en foule, voire en horde. Le phénomène des masses humaines est
contemporain de l’âge industriel avec la production en masse de biens
puis de services. Les masses n’ont pas bonne presse en général.
Notamment parce que selon quelques interprètes de l’Histoire, les masses
auraient favorisé l’avènement des régimes totalitaires, fascisme,
nazisme, soviétisme. Le totalitarisme, c’est l’Etat, les élites
dirigeantes, la police et les masses. Presque un siècle plus tard, la
démocratie fait douter alors que les médias de masse occupent une place
dominante dans nos sociétés. Mais les masses de 2010 ne sont pas les
masses de 1920, pas plus que les bobos ne sont les bourgeois de la Belle
Epoque. Des métamorphoses se sont produites pour parler comme
l’excellent Ellul.
La grande nouveauté, ce sont les médias
de masse, point de rencontre et de confrontation entre les masses, les
acteurs de la politique, les célébrités et surtout formidable école de
la sottise. Les médias de masse exercent une action sur la politique par
ricochet, en transitant par l’opinion publique devenue opinion de
masse. Les médias de masse sont prescripteurs. Ils fournissent des goûts
et des préférences à ceux qui n’en ont pas, comme le pensait
l’excellent Luhmann. Mais si ce n’était que cela, leur rôle pourrait
être anecdotique, d’ordre esthétique et rien de plus. L’affaire est plus
sérieuse qu’il n’y paraît car les médias de masse exercent une action
prescriptive dans de multiples champs, celui de la santé, des loisirs,
de la vie quotidienne, de la politique, de l’éducation et même récemment
de la sexualité. Les médias « agissent » pour ainsi dire les masses ;
ils meuvent les masses.
Si les masses sont mues par les médias,
c’est que les masses sont déjà en mouvement. Masses désirantes,
émotionnelles, craintives, colériques, fébriles, festives… L’Etat et ses
dirigeants, les industries et ses managers, les médias de masse et les
masses. Ainsi se dessine le concept de société de masse. Il faut prendre
quelque distance avec ces fictions idéologiques et philosophiques du
passé. Volonté du peuple, démocratie représentative, participative,
souveraineté populaire, toutes ces fictions qu’on trouve développées
chez les universitaires autorisés comme Pierre Rosanvallon, doublement
« suspect » car syndicaliste à l’origine et maintenant officier de la
légion d’honneur. On ne peut pas faire confiance à cet individu aurait
dit Desproges. Ni d’ailleurs à Bernard Stiegler bien qu’il ait eu un
parcours tout autre. Hormis ces deux là très près des fonctionnements
institués, se pourrait-il que notre époque ait vu apparaître
l’intellectuel de masse ? Il y eut le grand penseur « généraliste » puis
les intellectuels spécifiques avait décrété Foucault. Ensuite les
intellectuels médiatiques dont la présence sur les plateaux n’indique
rien sur le contenu de leur pensée. L’intellectuel de masse écrit pour
les masses. De là sa connivence avec les médias.
La société de masse comprend les
individus constituant les masses et un certain nombre de structures et
institutions qui sont insérées dans la société mais montrent également
un fonctionnement autoréférentiel clos sur les pratiques mises en œuvres
par leurs opérateurs sous la direction des administrateurs et autres
directeurs. Avec des codes, des procédures et une sorte de téléonomie.
L’analyse éclairante de Luhmann sur les médias s’applique également à
d’autres systèmes. Le motif fondamental des médias, c’est la distinction
entre l’information et la non-information. Examinons la santé. N’a-t-on
pas un fonctionnement opérationnellement clos qui réalise des
expériences en se proposant de séparer le normal et le pathologique dans
un premier temps, puis de distinguer, moyennant études et statistiques,
le curatif du non curatif. C’est ce dispositif qui permet à certains
médecins d’exclure l’ostéopathie car échappant aux normes scientifiques,
cette pratique étant désignée (ou soupçonnée) comme non curative faute
de vérification. Dans d’autres secteurs, on a vu la médecine tracer la
démarcation entre le bon et le mauvais cholestérol, puis séparer le
pathologique sur la base de normes dans les analyses sanguines si bien
que des gens en bonne santé se sont retrouvés malades et ciblés par des
molécules censées agir sur le mauvais cholestérol. On appellera ce
système la santé de masse. Les individus et les pouvoirs publics vont
jusqu’à payer cher l’empoisonnement par la médecine.
L’art se prête bien à l’analyse
systémique de Luhmann. Là aussi, le système de l’art se propose de
désigner ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, étant relégué au
rang de non art. En pratique, ce système décide de ce qui doit être
montré dans un musée, dans une salle de vente, dans une galerie ou même
dans l’espace public. Avec parfois une évaluation. Le système fixe le
prix des œuvres décrétées artistiques sur le marché de l’art. Peu
importe le contenu, du moment que c’est de l’art coté sur le marché. Et
pour le reste, le système envoie aussi des signaux en direction des
masses en désignant et en montrant au public des œuvres sous lesquelles
on trouve une formule invisible : « ceci est de l’art ». Les médias
accompagnent ce système, servant par ailleurs de relais aux industries
culturelles en prescrivant les goûts culturels et ça marche. Les salles
de cinéma sont pleines et les stades se remplissent. Les gens veulent
assister aux mêmes concerts, y compris en mettant le prix.
L’université et la recherche sont aussi
affectées par la massification. L’université adopte un fonctionnement
similaire aux médias, jugeant ce qu’il convient d’enseigner et ce qu’il
convient d’écarter avec des critères parfois arbitraires faisant que des
pensées alternatives ou pas très conformes sont exclues malgré leurs
qualités et pertinence. La recherche scientifique semble aussi se
dérouler avec le principe de l’autoréférence et de l’autodétermination
du « moi scientifique », lequel se traduit dans les faits par une
recherche dont le principe est calqué sur celui des médias. La recherche
sépare ce qui est publiable dans les revues et ce qui ne l’est pas. La
politique devient aussi une affaire autoréférentielle. Les partis
politiques se mesurent et se comparent dans leurs décisions et surtout
leurs commentaires. Ils utilisent parfois des instituts pour être
conseillés.
Tous les systèmes ont tendance à devenir
industriels et par voie de conséquence, à se présenter face à des masses
avec lesquelles ils sont en interdépendance tout en étant indépendant, à
l’instar du monde animal relié et séparé de son milieu. L’industrie a
tendance à absorber le plus possible d’activités professionnelles.
Prenez le système de santé. Bien qu’indépendants sur le « papier », les
médecins libéraux se mettent de plus en plus au service d’intérêts
industriels, laboratoires, hôpitaux, centres de soin. Dans nombre de
secteurs, les normes imposées créent une interdépendance entre les
professionnels et les industriels pourvoyeurs de productions normées.
Comme on le constate, la massification de
la société va de pair avec la fonctionnalisation autoréférentielle des
systèmes industriels qui sont guidés par des intérêts particuliers et
qui peuvent être fortement imbriqués avec des structures étatiques.
Alors, en risquant une image déplaisante, on peut concevoir les masses
comme un ensemble d’individus placés sous perfusion afin d’être irrigués
par les flux de biens, services et facilités offertes par des systèmes
industriels qui en retour, sucent à l’image des vampires le « sang
vital » des masses ; porte-monnaie, corps à soigner, force de travail,
psychisme, machine désirante, ennui du quotidien.
La démocratie au sens moderne n’est plus
possible. Le lecteur saura le déduire du constat que je viens de tracer.
Ou alors se contentera d’une démonstration lapidaire. La démocratie,
c’est le pouvoir du peuple ou dans une acception plus réaliste, la
participation du peuple au pouvoir et aux décisions politiques censées
accompagner ses volontés. Dans une société de masse, il n’y a plus de
volontés citoyennes, même s’il y a nombre de volontés oligarchiques
(celles des directeurs des systèmes industriels et de leurs cadres).
Puisque le peuple a été dissout en se massifiant, il n’y a plus de
démocratie. CQFD.
Dernière remarque. La société
contemporaine hyperindustrielle et hypermédiatisée est devenue trop
complexe pour un exercice démocratique. Le paradoxe étant que les gens
pensent que le politique n’a plus de pouvoir or c’est l’inverse, le
politique n’a jamais été aussi présent, avec un Etat tentaculaire
agissant dans tous les rouages, pris entre deux feux, celui des masses
désirantes et celui des oligarchies dominantes, et un troisième feu,
celui des problèmes croissants parce que la technique apporte plus de
problèmes que de solutions. La politique est donc très développée avec
un appendice démocratique réduit à sa plus simple expression à travers
les urnes. La seule issue pour le citoyen souhaitant renouer avec
l’esprit démocratique et la liberté, c’est de s’instruire et non pas de
s’indigner. Le livre de Stéphane Hessel n’a représenté qu’un ouvrage
pour masses. L’indignation en devenant populiste, sorte d’attitude
suggérée pour conférer une conscience politique à des individus comme en
d’autres occasions, les médias proposent des goûts à ceux qui n’en ont
pas. Pour l’instant, les pouvoirs publics n’ont pas encore décrété la
journée de l’indignation. Comme quoi, il existe une marge pour descendre
encore plus bas dans la sottise.
Ce billet s’inscrit dans un livre à
écrire, intitulé, instruisez-vous ! Si un éditeur sérieux se signalait,
cela pourrait accélérer sa rédaction.
Article de Bernard Dugué