Voici une lettre d’Alep du
Docteur Nabil Antaki qui fut l’un des premiers à nous alerter de ce qui
se passait dans son pays. Il aurait pu quitter. Il ne l’a pas fait. Il
est resté. Depuis, avec le groupe des "Maristes" il s’est mis au service
des plus démunis. Une fois encore, il témoigne.
Édité par Byblos
Lettre d’Alep No 12 (17 juillet 2013)
Où en est-on 2 ans et demi après le début
des événements en Syrie et un an exactement après le début de la guerre
à Alep ? se demandent nos amis de l’étranger. Au niveau national, rien
n’a changé, les 2 parties continuent à s’affronter sans vainqueur ni
vaincu avec comme bilan 100.000 tués, un million de réfugiés dans les
pays voisins, 2-3 millions de déplacés internes, des centaines de
milliers d’émigrés, une économie en ruine, un confessionnalisme et un
extrémisme florissants et aucune lueur d’espoir d’un règlement du
conflit.
A la suite de la reprise de Qoussair
(petite ville du centre de la Syrie) par l’armée syrienne et la défaite
des rebelles là, les leaders du monde occidental ont déclaré que la
chute de Qoussair montre que l’équilibre des forces a penché du côté
gouvernemental et qu’il leur faudra armer les rebelles pour rétablir
l’équilibre!!! Très beau programme : on ne cherche pas à vaincre, on ne
se résigne pas à la défaite, on veut rétablir l’équilibre pour que les
deux parties continuent à se battre encore… jusqu’au dernier syrien ?
A Alep, la situation militaire est au
statu quo ; la dernière bataille a eu lieu il y a 100 jours avec la
prise du quartier de Cheikh Maksoud (Djabal Al Sayde) par les rebelles.
Depuis, il n’y a pas de combats mais des bombardements de part et
d’autre. Par contre, la situation humanitaire est catastrophique avec 2
faits importants :
1- Le blocus d’Alep* dure depuis
maintenant 15 jours ; blocus des personnes, nul ne peut sortir de la
ville pour aller ailleurs, dans d’autres villes syriennes ou voyager à
l’étranger. Blocus des marchandises, rien ne peut entrer à Alep. Il n’y a
plus de légumes, de fruits, de lait, du fromage, de la viande, poulet
ou poisson, pas d’essence, pas de fuel, pas de gaz (pour la cuisine) et
très peu de pain. Il reste uniquement des denrées non périssables chez
les épiciers comme le riz, le bourghol, les lentilles, les boîtes de
conserves… mais à des prix astronomiques inabordables pour la majorité.
Il faut dire qu’un dollar se changeait à 50 livres syriennes avant les 1
événements, à 180 L.S. il y a un mois et il est à 300 L.S. aujourd’hui.
La cuisine de la société caritative Al Ihssan qui fournissait
quotidiennement des repas à 35000 déplacés a fermé faute de gaz et celle
de JRS, qui fournit 15000 rations quotidiennes fermera bientôt. 50000
déplacés seront privés de nourriture. Sans essence, les voitures ne
roulent plus, la marche forcée est devenu le sport des Alépins; ce
serait bon pour la santé si la température moyenne n’était de 40 degrés !
Les habitants ont attendu en vain les
protestations de l’opinion occidentale (si prompte à protester pour le
moindre délit) et les pressions de ses dirigeants (machiavéliques) sur
les rebelles pour lever le blocus. Il ne s’agit plus d’un problème
militaire ou politique, mais d’une cause humanitaire. Affamer une
population de 2 millions de personnes équivaut logiquement à un crime
contre l’humanité pour ceux qui croient à la paix et la justice. Se
taire, c’est accepter la règle des politiciens occidentaux de 2 poids, 2
mesures.
2- Les tirs de mortier : Tous les jours,
des obus de mortier tombent sur les quartiers habités surtout par les
chrétiens. Tirés par les rebelles, de fabrication artisanale, ils font
quand même quelques tués et des dizaines de blessés souvent graves. La
semaine dernière, un jeune de 14 ans, scout à la troupe des Frères
Maristes est mort d’un éclat d’obus dans la tête alors qu’il était chez
lui, une fille de 8 ans a aussi reçu un éclat dans le cerveau, une jeune
de 30 ans, coiffeuse, a eu une main arrachée et a dû être amputée, un
homme de 70 ans a été blessé à la colonne vertébrale alors qu’il sortait
de la messe, quelques exemples parmi tant d’autres drames. Dans ce
contexte de violence, de privation, de désolation, de souffrances et de
désespoir, nous continuons, nous les Maristes Bleus, à travers notre
présence, notre résistance, notre accompagnement, notre aide et notre
solidarité à être, pour les gens, une petite lueur d’espoir dans les
ténèbres qui nous entourent. Tiens, vous êtes encore là, vous n’avez pas
quitté comme les autres ? Et nous poursuivons notre action avec les
déplacés, les démunis et les blessés.
Je voudrai d’abord vous présenter un
projet déjà entrepris dont nous ne vous avions jamais fait part. C’est
le projet «Blessés de Guerre». Il s’agit de soigner (gratuitement) les
civils atteints par des blessures de guerre (balles, éclats d’obus…) et
qui n’ont pas les moyens de se faire soigner dans les hôpitaux privés.
Ces gens sont emmenés habituellement dans les hôpitaux publics (il n’en
reste que 2, les autres ayant été détruits ou hors d’usage) qui manquent
cruellement de médecins, d’infirmières et de matériel médical. Les
soins y sont de qualité médiocre et la mortalité élevée.
Nous transférons ces blessés à l’hôpital
Saint Louis (le meilleur d’Alep) où ils sont opérés et soignés avec les
meilleures chances de survie. Les médecins et chirurgiens de l’hôpital
(les plus compétents de la ville) offrent leurs services gratuitement et
les Sœurs de St Joseph de l’Apparition, propriétaires de
l’établissement depuis sa fondation en 1925, outre leur amour et des
soins de nursing de qualité, offrent une réduction substantielle pour
les frais d’hospitalisation. Les civils démunis soignés dans d’autres
hôpitaux sont aussi pris en charge par le projet.
Nous avons pu ainsi sauver jusqu’à
présent 18 civils blessés de guerre. Ce projet avait été initié par des
Maristes Bleus il y a plusieurs mois et financé par une organisation
internationale qui a décidé d’arrêter le financement il y a 2 mois.
Nous, les Maristes Bleus, l’avons pris en charge entièrement avec la
collaboration des médecins de l’hôpital et les Sœurs. Comme avant, les
déplacés ont toujours toute leur place chez nous, les Maristes Bleus. 23
familles chrétiennes déplacées (notre capacité d’accueil maximale) de
Djabal Al Sayde logent chez les Frères ; ils sont pris en charge
complètement : nourriture, logement, vêtements, soins médicaux,
accompagnement psychologique etc. Les autres familles du Djabal viennent
souvent chez nous demander une aide, un conseil, des médicaments, des
habits ou pour rendre visite.
Les familles musulmanes ex-déplacées des
écoles de Cheikh Maksoud viennent tous les lundis recevoir un panier
alimentaire. Nous accueillons toujours 20 jeunes filles musulmanes
universitaires (auparavant, nous avions des jeunes filles venues
présenter le Baccalauréat) qui habitent les zones occupées par les
rebelles et qui sont en ville pour passer leurs examens. Nous
poursuivons notre projet « le Panier de la Montagne » qui en est à son
12ème mois. Un panier alimentaire mensuel suffisant pour nourrir une
famille pendant un mois est distribué à 300 familles parmi les plus
pauvres d’Alep.
Les différents projets de notre
association « l’Oreille de Dieu » continuent. 70 familles du quartier
Midane que nous accompagnions bien avant les événements reçoivent
toujours une aide alimentaire mensuelle et des soins médicaux gratuits.
«Apprendre à grandir» pour les petits de 4 à 7 ans, avec ses 8
monitrices, continue à rendre heureux une 40aine d’enfants. « Skills
School » pour les adolescents (tes) fait le bonheur de 30 garçons et
filles. Et Finalement, « Tawassol » est destiné à 2 groupes de 6 adultes
chacun pour leur apprendre l’informatique, une langue étrangère et la
pédagogie.
Nos locaux sont pleins de vie : les
déplacés qui y logent, les déplacés en visite, les demandeurs d’aide,
les enfants de « apprendre à grandir », les jeunes de « Skills School »,
les adultes de « Tawassol », parfois les scouts de la troupe Champagnat
et les malades qui viennent consulter au point médical ouvert tous les
après- midi ; avec en arrière-fond le bruit du canon qui tonne et des
balles qui sifflent. Sans oublier le camion-citerne qui se met au milieu
de la cour pour remplir tous les jours nos réservoirs d’eau et notre
camionnette qui rentre plusieurs fois par jour pleine de denrées et de
marchandises (celles qu’on trouve) achetées ou reçues. Le soir, vers 21
heures, quand le calme revient, nous nous réunissons pour évaluer notre
journée, prendre les décisions, répondre au courrier et partager. Et
avec vous, je voudrai partager quelques beaux gestes de solidarité que
nous avons vécus récemment.
Y.S., un jeune de 19 ans est transféré,
dans un état critique, à l’hôpital St Louis, atteint par une balle qui
lui a perforé le poumon, la trachée et le cou. Mis, sous ventilation
assistée, aux soins intensifs, il a été opéré d’urgence par le plus
grand chirurgien thoracique d’Alep (qui fait partie de l’équipe du
projet « Blessés de Guerre » et qui ne touchera donc pas d’honoraires).
Son état s’est amélioré mais restait critique. Ce soir-là, le chirurgien
et le médecin réanimateur ont refusé de rentrer chez eux et ont passé
la nuit à l’hôpital pour être présent si la situation du jeune malade se
détériorait la nuit.
G.Z., déplacé de Djabal Al Saydé, sans
travail, et qui loge avec sa famille de 5 personnes chez nous à la
communauté a reçu un don de 4000 LS de son église. Cette somme est à
peine suffisante pour les petites dépenses quotidiennes de la famille.
Il a voulu nous en donner 1000 LS pour participer à l’achat de pain qui a
atteint des prix vertigineux à cause du blocus.
Voilà où nous en sommes. Nous essayons de
résister malgré tout ; Résister après exactement un an, 365 jours de
guerre. Résister au pessimisme, à la fatigue, au découragement et à
l’extrémisme. Comme disait notre grand Ami Jean Debruynne**, « Résister,
c’est ne jamais renoncer à guetter le soleil par l’ouverture d’une
bouche d’égout » ou encore « Résister, c’est être assez têtu pour voir
se lever le jour derrière les barbelés ».
Nabil Antaki Pour les Maristes Bleus Alep le 17/7/2013
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* Au moment de l’envoi de cette lettre, il semble que le blocus s’est un peu allégé ou est un peu contourné.
** Jean Debruynne était prêtre de la Mission de France. Poète et auteur,
il avait accompagné de nombreux mouvements dont Les Scouts et Guides de
France, Partage et Rencontre etc.