Père
Jean-Claude DJEREKE est docteur en sociologie des religions
(spécialité: le catholicisme contemporain) et chercheur au Cerclecad
(Ottawa). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont '' Rome et Les
Églises d’Afrique '', '' L'Afrique et le défi de la seconde indépendance
'', '' L'Afrique refuse-t-elle le développement ? '' ou encore
''Fallait-il prendre les armes en Côte d'Ivoire ? '' Dans une
contribution dont copie nous est parvenue vendredi dernier, le Père
Jean-Claude DJEREKE, prêtre ivoirien, fait une analyse de la crise en
Côte d'Ivoire, pointant un doigt accusateur sur des pays africains, la
France et le président burkinabé, Blaise Compaoré.
Dans certaines circonstances, le silence peut être synonyme de lâcheté et de complicité avec l’iniquité.
Lorsque Caïn tua Abel et que Dieu lui
demanda où était son frère, il répondit qu’il ne savait pas et qu’il
n’était pas le gardien de son frère (Genèse 4, 25). Qu’ils le confessent
ou non, les disciples de Caïn sont ceux qui refusent de veiller sur
leurs frères, ceux qui se montrent indifférents à la détresse ou à la
souffrance d’autrui.
D’autres personnes estiment au contraire
que nous sommes responsables les uns des autres, qu’on ne peut se
revendiquer homme et ne pas “connaître la honte en face d’une misère qui
ne semblait pas dépendre de soi ”. Leur raisonnement est le suivant: si
nous nous disons frères ou compagnons d’humanité, la misère
(matérielle, morale ou spirituelle) de l’autre devrait nous interpeller
et nous amener à sortir de notre silence.
C’est ce que fit Voltaire (1694-1778),
figure emblématique de la France des Lumières, en défendant Calas accusé
à tort d’avoir assassiné son fils Marc-Antoine pour l’empêcher de faire
comme son frère aîné qui était passé du protestantisme au catholicisme
et d’avoir maquillé le meurtre en suicide. En intervenant dans l’affaire
Calas, l’auteur de “Candide” n’était pas mû par des considérations
pécuniaires, pas plus qu’il n’était en quête de reconnaissance. Sa
renommée était déjà bien établie par une immense œuvre littéraire.
Tout ce qu’il voulait, c’était un
nouveau procès car il était convaincu que Calas et les siens étaient
victimes de l’intolérance et de l’arbitraire. La suite est connue: un
autre procès eut lieu en 1764, Jean Calas fut réhabilité l’année
suivante et Voltaire put retourner à Paris en avril 1778 après vingt ans
d’exil.
Victor Hugo (1802-1885) ne défendit pas
un individu mais les pauvres en général. En 1862, en effet, il leur
consacra un grand roman, Les Misérables, qui raconte l’émouvante
histoire de Jean Val Jean. Sa phrase “Le peuple a faim, le peuple a
froid. La misère le pousse au crime ou au vice, selon le sexe” est
restée dans tous les esprits. Mais Hugo est aussi connu et apprécié pour
avoir fustigé le coup d’État du 2 décembre 1851 et son auteur Napoléon
III dans un pamphlet intitulé Napoléon le petit. Probablement pour le
remercier d’avoir plaidé la cause du peuple et d’avoir pris des risques
pour ce peuple, environ deux millions de personnes et 2000 délégations
se déplacèrent, le 31 mai 1885, pour lui rendre un dernier hommage.
Émile Zola (1840-1902), mort 17 ans
après V. Hugo, s’intéressait comme ce dernier aux conditions de vie des
pauvres et disait “n’avoir qu’une passion, celle de la lumière, au nom
de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur”. C’est pour
cette raison qu’il refusa de se murer dans le silence pendant l’affaire
Dreyfus.
Se taire lorsqu’un innocent est condamné
alors que les vrais coupables circulent librement lui semblait
insupportable. Pour mémoire, Alfred Dreyfus, capitaine français
d’origine juive, était considéré comme un traître à la nation. On lui
reprochait d’avoir livré des documents secrets à l’attaché militaire
allemand en poste à Paris. Pour Zola, le véritable traître était le
commandant Walsin Esterházy. Ses articles dans la presse française et sa
lettre au président de la République Félix Faure publiée dans
“L’Aurore” du 13 janvier 1898 sous le titre “J’accuse”, furent décisifs.
Le 23 février 1898, au cours du procès,
il reviendra à la charge en disant: “Tout semble être contre moi, les
deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à
grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour
moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien
tranquille, je vaincrai. Je n’ai pas voulu que mon pays restât dans le
mensonge et dans l’injustice. On peut me frapper ici. Un jour, la France
me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur.” Si l’engagement de
Zola contribua incontestablement à la révision du procès et à la
réhabilitation de Dreyfus en 1906, il n’en reste pas moins vrai que
l’auteur de “Germinal” laissa quelques plumes dans ce combat contre
l’injustice et le mensonge. Il dut en effet composer avec la haine et
les menaces de mort. Ses livres et son portrait furent publiquement
incendiés. Même son nom fut retiré de la Légion d’honneur.
Pourquoi ce détour par trois monuments
de la littérature française? D’abord, pour souligner que la lutte pour
la justice et la vérité n’est pas un combat perdu d’avance. Cette lutte
peut être longue et dure; elle peut parfois nous éloigner momentanément
de la patrie et des nôtres (c’est le cas de Voltaire et de Zola qui fut
contraint de passer 11 mois à Londres), mais elle finit par porter du
fruit. Je ne sais pas quand cela se fera mais je suis certain que (...)
[ceux ndlr] que la France a installés à la tête de notre pays seront
dégagés et rendront des comptes au peuple ivoirien pour la simple raison
que le faux et l’injustice ne peuvent prospérer éternellement.
En revenant sur l’engagement politique
des 3 écrivains français, je voudrais, d’autre part, nuancer l’idée
selon laquelle il vaut mieux garder le silence pour éviter d’avoir des
ennuis. Non, devant un frère qui souffre ou pleure, la seule attitude
qui vaille n’est pas de se taire ou de rester dans son petit coin mais
de se solidariser avec lui, de l’assister.
La Côte d’Ivoire divisée en deux en
septembre 2002 par une rébellion montée de toutes pièces par la France
pour obliger Laurent Gbagbo à se prosterner devant elle et à la laisser
piller les richesses du pays, ne bénéficia pas de cette assistance.
Plusieurs pays de la CEDEAO refusèrent de soutenir ouvertement et
concrètement le président démocratiquement élu par les Ivoiriens en
octobre 2000. Peut-être ces pays se disaient-ils qu’ils n’étaient pas
concernés par cette tragédie et que leurs pays étaient à l’abri de ce
genre de choses.
La CEDEAO prit fait et cause pour les
rebelles, leur déroulant le tapis rouge, n’exigeant jamais [qu'ils ndlr]
déposent les armes, les soutenant jusqu’à la réalisation de leur
funeste objectif: remplacer Laurent Gbagbo par Dramane Ouattara, l’homme
qui leur envoyait chaque mois 25 millions de F. CFA quand ils se
préparaient à attaquer le pays au nez et à la barbe de Compaoré, et
donne chaque jour l’impression de travailler plus pour la France et (….)
de la CEDEAO que pour les Ivoiriens. Mais quelques mois suffirent pour
que chacun de ces pays découvre, avec la partition du Mali, que ce qui
arriva à la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo peut arriver à tout le
monde.
Ce que je voudrais dire en un mot, c’est
que le silence n’est pas toujours recommandable quoiqu’il soit utile à
certains moments. Face à certaines situations, on a en effet le devoir
de parler (haut et fort au besoin) pour que soient entendus les cris des
victimes. Parler non pas parce qu’on a envie de se faire remarquer, ni
parce qu’on désire nuire à X ou à Y, ni parce qu’on cherche à faire
fortune sur le dos des personnes affligées, mais simplement parce qu’on
considère que tout homme nous est un frère. Pour le dire autrement, se
taire toujours me paraît à la fois malsain et indécent. Je fais partie
de ceux qui soutiennent que le silence ne mérite pas que des éloges et
que, dans certaines circonstances, il peut être synonyme de lâcheté et
de complicité avec l’iniquité, que ne rien dire devant l’injustice et le
mensonge est dangereux et destructeur non seulement pour les autres
mais pour soi-même.
À titre d’illustration, je ne citerai
ici que le joli poème écrit en 1942 par le pasteur allemand Martin
Niemöller, fondateur de La “Ligue d’urgence des pasteurs” qui protesta
contre la persécution des Juifs et des pasteurs refusant de se soumettre
aux Nazis.
Voici le fameux poème: “Quand ils sont
venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas
communiste; quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai
rien dit, je n’étais pas syndicaliste; quand ils sont venus chercher les
Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas Juif; quand ils sont venus
chercher les catholiques, je n’ai rien dit, je n’étais pas catholique.
Et puis, ils sont venus me chercher et il ne restait plus personne pour
protester.” Le malheur qui frappe aujourd’hui autrui peut me frapper
demain si je ne dis rien ou ne fais rien pour le tirer d’affaire: telle
est la leçon qui nous est donnée par Martin Niemöller (…)
Père Jean-Claude DJEREKE
Chercheur au Cerclecad, Ottawa (Canada)
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