Bus à l’effigie de Recep Tayyip Erdogan, à son retour en Turquie le 7 juin (AP Photo/Thanassis Stavrakis)
Orgueilleux, coupé de l’opinion, le premier ministre Recep Tayyip
Erdogan est convaincu d’avoir été choisi par Dieu pour diriger la
Turquie. Il concentre sur sa personne toutes les frustrations. La colère
de la rue depuis une semaine marque une rupture.
Les manifestations, il connaît. Sa marche en avant politique
s’est opérée dans un contexte d’opposition féroce de la part du camp
laïc. Cette mobilisation un peu trop disciplinée pour être entièrement
spontanée n’a pas empêché Recep Tayyip Erdogan de s’installer à la tête
du pouvoir en maître quasi absolu, conforté par une infiltration de tout
l’appareil d’Etat par les islamistes, et une faveur populaire non
démentie depuis dix ans.
Aujourd’hui toutefois, les choses sont un peu différentes. La fièvre
qui secoue un nombre croissant de villes turques depuis une semaine est
montée de façon inattendue, alors que tout avait été mis en place pour
décourager la contestation :
- mainmise sur des médias rachetés ou intimidés,
- accusations de complot et poursuites judiciaires tous azimuts contre les opposants, les sceptiques et les curieux.
Et dans l’assemblage hétéroclite de protestataires figurent, aux
côtés de la gauche et des laïcs, des compagnons de route déçus et une
majorité de jeunes gens qui sortaient de l’enfance lorsque le Parti de
la justice et du développement (AKP) est arrivé au pouvoir.
Des jeunes adultes qui n’ont donc rien connu d’autre que son règne
moralisateur et autoritaire mais, portés par la démocratisation réalisée
dans le cadre du rapprochement européen et par l’ouverture économique,
aspirent profondément, note Ahmet Insel, professeur de sciences
politiques à l’Université Galatasaray d’Istanbul, à un changement de
style politique.
Cela, le « sultan » comme on le surnomme depuis son passage à la
mairie d’Istanbul dans les années 1990, ne semble pas le comprendre. Il a
recouru à sa riposte habituelle, taxant les manifestants d’extrémistes
manipulés de l’extérieur, évoquant même un complot militaire.
Puis il s’est envolé pour le Maghreb, comme si de rien n’était. Une
tactique, note toutefois Dorothée Schmid, responsable du programme
Turquie contemporaine à l’Institut français des relations
internationales, qui est peut-être sage : susceptible, volontiers
emporté, le premier ministre aurait eu sans doute beaucoup de peine à
éviter l’affrontement frontal.
Lui parti, le vice-premier ministre Bülent Arinç et le président Abdullah Gül ont pu jouer l’apaisement.
Mais il est resté au centre du cyclone. Il concentre sur sa personne
tous les énervements, l’écrasante majorité des slogans, et c’est sa main
que tous désignent derrière les mesures qui ont mis le feu aux poudres.
- La loi interdisant la vente d’alcool passé 22 h,
- l’aménagement contesté de la place Taksim à Istanbul,
- la décision de donner au troisième pont à construire sur le Bosphore
le nom du Sultan Selim 1er, l’ennemi juré de la minorité alévie qu’il a
activement persécutée…
A chaque fois, c’est lui personnellement qui décide, qui
apparaît et justifie. Et à chaque fois, le contexte est celui d’un
affrontement culturel de plus en plus ouvert avec la partie éclairée et
laïque de la société turque.
Formé dans parti islamo-nationaliste extrémiste
Né dans un quartier populaire d’Istanbul, il s’est formé
politiquement, rappelle Dorothée Schmid, dans un parti
islamo-nationaliste extrémiste, Milli Görüs, en butte aux attaques du
pouvoir kémaliste.
Il y a développé une culture de l’affrontement et aussi le
ressentiment durable de ceux qui sont rejetés en périphérie. Un
ressentiment qu’il sait partager avec une partie non négligeable de la
population anatolienne conservatrice, qui forme le cœur de son électorat
et qu’il a aussitôt invoquée face aux contestataires, donnant à
entendre qu’il retenait la juste colère de partisans plus nombreux.
Son pouvoir s’exerce souvent comme une revanche, et l’aménagement de la place Taksim s’inscrit dans ce processus.
Lieu privilégié des manifestations de gauche, cette place située en
plein cœur du quartier européen de Beyoglu abrite le monument élevé en
1928 en l’honneur de la République kémaliste à laquelle Recep Tayyip
Erdogan ne dissimule que difficilement son hostilité.
La place débouche sur l’avenue de l’Indépendance, haut lieu de la vie
nocturne stambouliote où affluent la jeunesse locale et les touristes
venus goûter le charme de ses ruelles adjacentes débordantes de bistrots
dans une ambiance aussi cosmopolite que peu islamiste.
Le portrait de Kamal Ataturk brandi par une manifestante place Taksim (Burhan Ozbilici/AP/SIPA)
Situé de l’autre côté de la place, le projet d’aménagement contesté
ne supprime pas seulement un des seuls parcs de la ville. Il prévoit la
construction d’un bâtiment qui doit reprendre la forme supposée d’une
ancienne caserne ottomane dont la mémoire est liée à une
contre-révolution avortée contre le gouvernement Jeunes-Turcs en 1909.
A l’intérieur, il est prévu d’installer un de ces centres commerciaux
géants dont les entrepreneurs proches de l’AKP ont parsemé la ville à
grand renfort de stuc et qui font le bonheur d’un autre type de
touristes : les visiteurs débarqués, tout tchador au vent, d’Iran et des
pays du Golfe.
Pour un Turc habitué à un pouvoir suffisamment opaque pour devoir être décodé en permanence, c’est on ne peut plus clair.
Sous la bannière de l’islam
L’action de Recep Tayyip Erdogan ne se limite bien sûr pas au
lancement de projets immobiliers qui enrichissent ses amis politiques.
Et derrière l’insatisfaction suscitée par son style de gouvernement,
certains discernent une inquiétude liée à un autre de ses choix : le
soutien apporté à l’opposition syrienne dans un conflit qui risque
d’empoisonner les relations entre communautés du côté turc de la
frontière, où cohabitent des arabophones, des Kurdes, des Alévis,
pratiquants d’un islam rationaliste et mystique qui, même de loin, n’est
pas sans rappeler celui des alaouites syriens, et une majorité sunnite
turcophone.
A ce stade, ce n’est qu’un arrière-fond, mais il pointe une autre
contradiction du premier ministre : lorsqu’il évoque – il le fait
volontiers – le passé ottoman, c’est souvent pour vanter la coexistence
entre communautés que l’Empire avait réalisée sous la bannière de
l’islam.
Sa pratique en la matière, influencée par sa préférence marquée pour
l’islam sunnite dans lequel il a été élevé, est toutefois nettement
moins concluante, même s’il semble avoir réussi à pacifier au moins
temporairement les relations avec les Kurdes – dont l’abstention
prudente dans les troubles actuels est soulignée de toutes parts.
Parmi les dépêches diffusées en 2010 par WikiLeaks se trouvait -
notamment un portrait sans complaisance brossé par l’ambassadeur des
Etats-Unis Eric Edelman six ans plus tôt. Outre sa méfiance envers les
femmes – qu’il préfère voire voilées et occupées à faire des enfants –,
le diplomate soulignait plusieurs traits de caractère du « sultan » qui
restent d’une éclairante actualité.
« Tendance à la solitude autoritaire »
Orgueilleux, convaincu d’avoir été choisi par Dieu pour mener son pays, ce dernier démontrait, pour le diplomate,
« une tendance à la solitude autoritaire qui l’empêchait
de constituer un cercle de conseillers forts et avisés, de s’assurer un
important flux d’informations fraîches et de développer une
communication efficace entre la tête du parti, le gouvernement et les
groupes parlementaires ».
Pour Cengiz Aktar, professeur de sciences politiques à l’Université
Bahçisehir, à Istanbul, cette « solitude de l’autocrate » est la cause
principale des événements.
Coupé de l’opinion, devenu incapable d’en saisir les humeurs, investi
d’un projet social paternaliste qu’il s’applique à imposer en utilisant
sa légitimité démocratique comme une arme contre les minorités, le
premier ministre a activement alimenté une exaspération qui, radicalisée
par la répression féroce des premiers jours, s’étend même dans le
cercle de ses partisans.
Cette exaspération, estiment tous ceux que nous avons interpellés,
marque une rupture : le pouvoir quasi absolu que s’était taillé le
premier ministre est fissuré. Mais les scénarios selon lesquels cette
rupture pourrait se concrétiser sont beaucoup moins clairs. Car Recep
Tayyip Erdogan n’est pas seulement un homme seul au sein de son parti.
Il manque aussi singulièrement d’adversaires crédibles.
Laminée par son affrontement avec lui et incapable de sortir d’une
sclérose incapacitante, la principale formation d’opposition, le Parti
républicain du peuple, semble hors d’état de canaliser les
mécontentements.
Porteur possible des idéaux démocratiques que le pouvoir malmène
toujours plus ouvertement, le Parti pour la paix et la démocratie reste
avant tout une formation kurde. Et c’est plus près de lui que certains
discernent une semi-alternative encore très incertaine.
L’éminence grise de la politique turque, l’imam exilé Fethullah
Gülen, dont la secte est réputée pouvoir assurer quelques millions de
voix au candidat de son choix, prend toujours plus clairement ses
distances d’avec la dérive autoritaire du premier ministre. C’est
également ce que fait, depuis plusieurs mois, le président Abdullah Gül,
réputé proche du mouvement.
Mais, pour le moment, des deux hommes, le plus fort semble bien rester Recep Tayyip Erdogan.
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